L'histoire du progrès humain démontre que si dans le passé des emplois et des professions sont devenus obsolètes au moins en partie - voire ont évolué vers des formes de loisirs (pensez à la chasse indispensable pour la survie autrefois par exemple) - des activités nouvelles et complémentaires, préalablement inimaginables, ont émergé en parallèle. Un bon contact américain, le professeur Horace W. Brock du groupe de réflexion Strategic Economic Decisions, m'a récemment expliqué combien de personnes étaient employées par le secteur agricole des États-Unis pour ramasser des gerbes de blé en 1900: des millions. Cette profession insalubre et mal payée a été éliminée une fois pour toutes par le tracteur et les outils périphériques inventés pour cultiver le blé.
En 1900, par contre, il n'y avait pas de DJ. De nos jours, il y en a des centaines de milliers aux États-Unis, dont certains sont extrêmement bien rémunérés. Et cela sans parler des personnes employées par les services, les techniciens de l'industrie de la musique qui travaillent en arrière-plan. Le business du disco pourrait bien avoir dépassé celui des gerbes de blé en termes d'emplois créés. Et, il l’a certainement fait en termes de création de valeur. Qu'est-ce que cet exemple nous apprend?
La croissance de la prospérité, basée sur un bond du développement, modifie les préférences sociales et génère des formes de demandes aussi différentes qu’inouïes. Les gens qui épuisaient leurs mains dans les champs du Midwest n’imaginaient pas même dans leurs rêves les plus fous une discothèque. Et encore moins que ce soit un moyen de gagner sa vie. Ils auraient sans doute considéré l'idée frivole ou indécente.
Il est bon de rappeler que notre vision du travail est fortement modelée par des préjugés moraux dérivants des modèles sociaux dominants (vous devez gagner votre pain à la sueur de votre front, tout le reste n’est que frivolité, etc.). Passons pour le moment sur le fait que les DJ travaillent parfois au point d’en suer, il est difficile de comprendre pourquoi le travail doit nécessairement être associé à la peine et à la souffrance. Et avoir par conséquent des connotations négatives. De même, il est difficile de comprendre pourquoi telles ou telles préférences sociales sont à considérer plus ou moins sérieusement tant que leurs conséquences ne nuisent pas aux autres. La théorie microéconomique soutient qu'il est axiomatiquement impossible de comparer les préférences des uns et des autres. Par conséquent, on ne devrait pas les juger moralement non plus.
Le développement progressif de la quatrième révolution industrielle ou Industrie 4.0 - une bombe à fragmentation de développements technologiques comme la blockchain, l'intelligence artificielle ou les smart data – va à peu près tout balayer et plus ou moins chaque emploi sentira la bise. Des professions entières seront anéanties, comme l'ont été autrefois les ouvriers agricoles américains. Les emplois en cols blancs sont beaucoup plus susceptibles de ressentir la pression que ceux qui ont survécu à la herse des changements antérieurs de même que ceux pour lesquels l'automatisation n'a pas de sens. Ma coiffeuse est ainsi assurée d'une existence sûre dans un avenir prévisible. Certaines professions du même type peuvent même connaître une renaissance car relativement peu de gens sont assez qualifiés pour les pratiquer. Et parce qu’après tant de numérisation, les goûts pourraient se réorienter vers ces métiers.
Malgré cela, à mon avis, la seule chance de s'engager judicieusement dans la quatrième révolution industrielle au niveau sociopolitique est d'adopter le changement – en raffinant les préférences sociales et en créant de nouvelles. La solution ne réside pas dans la mise à niveau qui est nécessairement enracinée – «nomen est omen» - dans les structures existantes, mais dans l'acceptation la plus rapide et la plus libre possible des idées nouvelles et inattendues. En d’autres termes, laisser les jeunes avoir des visions et les vieux des rêves. Et cela doit se produire deux fois plus vite, car le saut du progrès n'attendra pas les hommes et les changements structurels seront sur nous avant que nous le réalisions.
La question est donc de savoir comment créer de nouvelles préférences sociales? La réponse est quand elles sont possibles en fonction de l’espace d’expansion disponible. Après la vague massive de déréglementation de la fin des années 1980, les deux dernières décennies ont connu une phase de régulation de la plupart des professions, généralement sous le prétexte bien intentionné de la protection du consommateur. Il n'y a pratiquement pas de corps de métiers dans notre pays qui n’aient enraciné et perpétué leurs raisons d'être et n'aient pas resserré les critères de qualification pour leurs pratiques, avec l'aide et l'encouragement des associations professionnelles concernées.
Les études et autres programmes de qualification tant vantés ont été dévoyés pour devenir des outils de maintien des cartels. Fragiles, les nouvelles pousses ont du mal à s’enraciner les racines dans de telles conditions. Joseph Schumpeter décrivait la bureaucratie comme l'ennemi de l'innovation et de l'entrepreneuriat. Il est aussi grand temps que nous repensions les carcans moraux de nos actions et pensées. Les paris et les jeux de hasard – un penchant de l'humanité depuis la nuit des temps - offrent des opportunités professionnelles égales à des loisirs culturels plus socialement acceptables pour une humanité qui n'a plus à se battre becs et ongles pour sa survie. Et c’est aussi vrai pour les drogues douces. Pourquoi y aurait-il des œnologues renommés pour le vin et pas d’équivalents pour le cannabis ou l'ecstasy?
Mais ce n'est pas tout. L’émergence de goûts nouveaux ou modifiés doit également être intégrée intelligemment dans un contexte social plus large. On peut fort bien avoir de la sympathie pour les efforts des taxis pour étouffer la concurrence d'Uber ou pour la lutte de l'industrie hôtelière contre Airbnb. Mais la semi-criminalisation des nouveaux modèles d'affaires ne peut pas être la voie à suivre. Le Fisc et les institutions sociales doivent prendre en compte la tendance de la «Moi SA», avec des modes de fonctionnement qui évoluent entre le travail bénévole et le travail freelance. Là où des institutions deviennent obsolètes parce que la technologie les a rendues superflues, il faut leur permettre de s’effacer. La destruction créatrice au sens schumpetérien est un processus déjà suffisamment fragile dans le secteur marchand. C’est pire lorsqu’il s’applique aux institutions publiques ou semi-publiques. Pourtant, il est peu probable que les écoles, les universités ou les hôpitaux - le plus souvent protégés par l'État en Suisse - seront épargnés.
Il faudra aussi repenser en profondeur la question de la redistribution sociale. L'équilibre entre le travail et le capital – tel qu’évoqué par le professeur Thomas Piketty en 2013 (Le capital au XXIe siècle) - est sans doute tellement biaisé qu'une asymétrie véritablement grave est apparue. Surtout dans les pays où la population a été maintenue à distance du capital - et donc de ses retours - par la volonté de pousser la consommation. Plus important encore, le marché du travail doit être libéralisé autant que possible pour qu'un nouvel équilibre puisse être atteint et que les nouvelles préférences sociales puissent être adoptées sans délai. Ni le salaire minimum ni la préservation des statuts n'ont de place dans une transformation structurelle de cette ampleur.
Je suis pleinement conscient que tout ce que j’écris dans ce blog va à l'encontre de l’esprit du temps. Mais quelle est la solution de rechange? Je soupçonne une dérive vers une forme d’utopie éthérée de l’abondance dans laquelle, en l'absence de travail humain, tous les désirs de l'homme sont crachés par une imprimante 3D, la corne d’abondance décrite précédemment et financée par une sorte de revenu de base inconditionnel alimenté par l'impôt mondial sur la richesse imaginé par Piketty. Le problème des inégalités est si pressant qu'on pourra peut-être le résoudre ainsi. Mais l’humanité atteindrait aussi sa fin car nos vies auraient perdu tout but. Le risque est réel. L'intelligence artificielle est tout à fait capable d'aider l'homme à dépasser sa condition. Mais aussi d’éteindre son esprit. La dégénérescence deviendrait l’objectif ultime de notre évolution.
Oui, cette fois tout est différent. Nous ne pouvons pas simplement laisser la quatrième révolution industrielle nous emporter. Nous devons faire des choix. D’une part, il y a la possibilité d’une utopie d’abondance contrôlée collectivement pour le bien commun. Elle fournirait égalitairement accès à la nourriture comme à tous les progrès technologiques à une foule de serfs devenus substituables les uns aux autres. L’alternative est un modèle social beaucoup plus exigeant dans lequel les individus gardent la responsabilité d’eux-mêmes. Ce monde-là serait lui en constante évolution, produisant toutes sortes de préférences sociales nouvelles et inattendues mais pour lesquelles il y a une soif éternelle.
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Industrie 4.0: cette fois, c’est vraiment différent?