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Dans la première partie de ce billet, nous avons voyagé dans l’ histoire de la fortune gérée en Suisse et du développement de ses banques privées pour essayer d’en identifier l’ADN qui leur permettra de se redévelopper.
Que reste-t-il de ces conditions historiques ?
En Suisse, 50% de la fortune gérée est offshore*, 50% onshore**. Analysons chaque partie.
Le offshore d'abord . Les guerres économiques ont remplacé les conflits militaires dans les pays développés et le secret bancaire n’est plus étanche. Les deux principales causes qui ont permis à la Suisse d’attirer de manière massive les avoirs de l'étranger, puis de les retenir, se sont ainsi évaporées.
La « vieille » Europe n’est plus source de croissance pour les banques privées suisses. On assiste au contraire à un rapatriement de fortune. Il n’y a guère que la jeunesse et l’instabilité à l’Est qui est encore source d’Inflows depuis l’Europe vers la Suisse.
La croissance de la fortune nouvelle créée dépasse celle qui s’hérite , et c’est aux États-Unis et en Asie que les nouvelles fortunes se développent et sont gérées. Résultat, on assiste à une accélération de la croissance de centres financiers concurrents : Hong Kong, Singapour, Dubaï, États-Unis et Caraïbes.
La part des avoirs offshore gérée en Suisse est ainsi en baisse régulière .
À mon arrivée en Suisse en 1999, on parlait facilement de 35% de la fortune offshore mondiale gérée en Suisse ; aujourd’hui, on est autour de 25% selon les études**.
Si l’on exclut la croissance continue des marchés financiers qui a gonflé les avoirs depuis 2009 (le MSCI World a été multiplié par 2, le S&P 500 par 3), le constat est donc sans appel : d’un point de vue strictement croissance organique (apports nets d'avoirs), la place financière suisse, au mieux, n’est plus en croissance ; elle est en recul sur les avoirs de « l’ancien Monde » et notamment la « vieille Europe », son marché historique et naturel de proximité.
Il s’agit là de tendances lourdes qui ne sont pas directement liées aux récents conflits fiscaux ou à l'accès aux marchés, mais plutôt aux conditions économiques et géopolitiques.
Le Franc Suisse et le territoire suisse, grâce à sa stabilité, sa neutralité, sa gouvernance, reste un havre de paix pour les patrimoines financiers circulants des économies émergentes où le risque pour les personnes et les entreprises est toujours bien présent, tandis que les compétences et l’infrastructure propres à la gestion de fortune n’y sont pas encore. La Suisse est idéalement placée pour diversifier son risque géographique.
C’est pourquoi les sources d’apport d’avoirs pour la Suisse sont les Ultra-riches (UHNWI - au moins 20 millions de francs suisses) et les pays émergents. Ils ne compensent toutefois pas les pertes d’avoirs à l'échelle Suisse. Par ailleurs, leur profitabilité est moindre. Culturellement, leur loyauté est également moindre, car ce sont les avoirs qui viennent en Suisse pour un temps, tant que c’est nécessaire, pas les personnes. Résultat, les coûts d’acquisition explosent tandis que le temps qu’il faut pour les amortir s’allonge et le manque de loyauté ne permet pas toujours de rentabiliser la relation avec ces nouveaux clients.
Et le onshore ?
Quant à la gestion de la fortune onshore en Suisse (50% des avoirs gérés en Suisse environ), elle ne progresse pas, et est nettement moins rentable.
280 banques pour un marché offshore en recul organique et un marché onshore stable de 8 millions de personnes, dont 13 ménages sur 100** de High Net Worth Individuals (HNWI, une fortune d'au moins 1 million) et 1 ménage sur 1'000** de U-HNWI, cela fait un peu trop de monde sur les rangs. Petit à petit, presque de manière imperceptible, 40% des banques ont ainsi disparu depuis 1992.
La technologie progresse plus lentement qu'ailleurs dans le secteur financier, mais ses effets sont prédictibles
Les accès aux marchés financiers, à la recherche, à l’information, aux bourses elles-mêmes, se sont considérablement améliorés, pour une fraction du prix (quelques centimes au lieu de 1.5%). Les droits de garde baissent grâce à l’automatisation. C'est la commoditisation annoncée à la fin des années 90 avec l’arrivée d’Internet qui s'accélère. Maintenir des tarifs premium dans un monde transparent et ouvert sera une réelle difficulté pour les banques privées non innovantes. Les progrès technologiques sont tels que seuls les plus grands ou au contraire les nouveaux entrants tels les FinTech peuvent rivaliser. Les FinTech sont agiles, rapides, visent directement le client final et comprennent d'instinct ce que la technologie peut apporter, notamment dans la relation client et l'exploitation de la masse de données à disposition.
UBS et CS se sont donnés les moyens technologiques. Et ce sont déjà d’excellentes usines opérationnelles. Grâce à leur masse critique et leur diversification, leur marge de manœuvre pour infléchir leurs tarifs est très importante (CS a déjà annoncé l'année dernière une baisse de ses tarifs). Par ailleurs, leur statut too big too fail est au fond la meilleure garantie pour leurs clients. Et pour ne rien gâter, elles sont dispensées des intérêts négatifs.
Pour ne rien arranger, les progrès technologiques permettent aux banques de détail les plus avancées et ayant les moyens d’investir de digitaliser leurs services, de réduire leurs coûts et de rester compétitifs sur les segments de clients plus jeunes, mass affluent et même désormais les High Net Worth Individual, tournant leurs meilleures resources vers le haut de gamme non encore digitalisable.
Après la dé-règlementation, une re-règlementation galopante
Quant aux changements règlementaires en cours depuis plus de 15 ans en Europe et touchant seulement plus récemment la Suisse, ils assignent aux banques un rôle clair, leur accordent les bénéfices de cette position d'agent économique permettant de transférer des fonds à l'économie réelle, mais aussi des devoirs (échange d'informations, too big too fail , intérêts négatifs pour l'argent dormant...). Par ailleurs, les règles édictées dans tout les pays visent à protéger les clients consommateurs de produits financiers. Tout ceci n'a que peu à voir avec le métier de service du gestionnaire de fortune.
L’Histoire se répète ( voir billet précédent ) : voilà les grands établissements qui empiètent sur le marché du Private Banking tout en bénéficiant de conditions cadres privilégiées.
Les banquiers privés purs n’exerçant pas d’activité commerciale peuvent-ils encore rivaliser ?
Au 19ème siècle, les banquiers privés avaient déserté le segment commercial et s’étaient tournés vers la gestion de fortune des grands marchands pour se distinguer de leurs concurrents sur des services à plus forte marge. Avant le secret bancaire et avant l’industrie financière, ils ne se contentaient pas de gérer un coffre-fort, mais conseillaient leurs clients pour investir dans des projets et dans l’économie. Cette attitude entrepreneuriale, couplée à des relations clients et partenaires à long terme basées sur la confiance et le conseil, est le cœur du métier de banquier privé, bien plus que l’accès aux marchés financiers.
Bonne nouvelle :
Le conseil repose sur l’empathie et l’empathie ne se digitalise par définition pas (...pas encore)
Le Private Banking dédié aux grandes fortunes est-il soluble dans l’industrie financière de masse ?
Référons-nous à l’Histoire. Dans l’adversité et les menaces, les banquiers privés, tout comme la montre Suisse en son temps, s'étaient redéfinis vers le haut de gamme, en trouvant parmi leurs clients existants un besoin pouvant être satisfait par leur expertise de conseil, créneau sur lequel leurs concurrents n'étaient alors pas encore.
Comme dans l’Histoire passée, les acteurs de la place financière Suisse ne tireront leur épingle du jeu règlementaire actuel et de la transformation digitale que par un choix parmi, d’une part, les types de clients qu’ils veulent servir et, d’autre part, les types de modèle d’affaires qu’ils veulent adopter.
Soit, à un extrême,
une exigence accrue dans le métier de Conseiller, de Trusted Advisor , pour l’entier du patrimoine du client très fortuné (sur le modèle des Family Office) ;
et, à l’autre extrême,
un rôle de producteur et/ou distributeur de produits financiers , ultra règlementé, technologiquement extrêmement avancé et agile, parfaitement efficient sur les coûts, bénéficiant d’effets d’échelle permettant de rentabiliser le capital, rester profitable et dégager des revenus grâce aux volumes.
C’est un choix entre l’ Orientation Client et l’ Orientation Produit .
Être orienté Client, c’est chercher à satisfaire toujours plus de besoins chez ses clients existants.
Être orienté Produit, c’est chercher toujours plus de prospects pour ses produits.
Culturellement, organisationnellement, technologiquement, ce sont deux schémas d’entreprise très différents et rares sont les entreprises qui arrivent à les combiner longtemps. Des tensions finissent toujours par s’exacerber. Comme si la pression extérieure ne suffisait pas, elle peut aussi révéler d’importantes divergences internes, facteurs d’implosion.
J’imagine mal un acteur ne pas choisir son camp. Les législateurs sont tous à l’unisson et ne tolèreront pas d’amalgame. Ainsi cette phrase emblématique d'Obama lançant l'année dernière une réflexion sur un Fiduciary Code of Conduct des conseillers financiers : « You want to give financial advice, you’ve got to put your client’s interests first » . À Dubaï, où la liberté commerciale est pourtant un dogme fondateur, une riche famille locale a assigné en justice la filiale d’une banque Suisse pour mis-selling (un des résultats de l’Orientation Produit).
Le milieu du gué sera la place la moins enviable. Elle représentera un risque et une mauvaise allocation du capital. Ce n’est pas une question de masse critique à 10 ou 30 milliards, mais de choix de modèle d’affaires, de segment de client, de marché géographique, d’organisation interne et, surtout, de culture d’entreprise.
Les conseillers auront plus de latitude que les opérateurs financiers qui feront face à deux écueils : la concurrence des grandes banques commerciales et des meilleurs asset managers mondiaux, qui grâce à la technologie et à la digitalisation n’auront de cesse de grappiller leur « territoire », et le tour de vis du législateur.
Une Banque Privée doit-elle se limiter à fournir à ses clients un accès aux marchés financiers alors que 44% de la fortune en Suisse n’est pas sous forme financière selon Credit Suisse (en augmentation depuis 38% depuis 2006) ? Quelle voie devraient suivre les banques privées aujourd’hui ? Celle des grandes banques commerciales ? des Family Offices ? des Asset Managers ? des banques d’affaires ? Sur quels marchés géographiques ? Pour quels types de clients en terme de niveau de fortune ?
Le « grand écart » facilité par le secret bancaire est-il toujours possible ? À quel prix ?
Inspirons-nous de l’Histoire, d’autres industries, de ce qui se passe à l’étranger, pour réfléchir à ce sujet. C’est le but de cette chronique.
Cette chronique est aussi la vôtre, faites part de vos commentaires.
* Le compte bancaire est dans un pays différent de la résidence fiscale du client
** Source : rapports annuels Wealth Management de BCG et McKinsey
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