Nous sommes en mars 1916. Hans et Werner Reinhart rendent visite au bord du lac Léman à Ker-Xavier Roussel. On ne peut pas dire que le peintre soit très en forme. Il a gagné la Suisse, en pleine guerre, après un effondrement nerveux dont il se remet très lentement. Les deux frères lui soumettent cependant dans sa clinique de quoi le requinquer. Ces deux membres de la famille royale de Winterthour, dont le membre le plus éminent reste aujourd'hui le collectionneur Oskar, ne s'occupent pas que de la bonne marche des filatures de coton Volkart. Ce sont de vrais mécènes. Et ce qu'ils offrent à Roussel, c'est le décor du tout nouveau Kunstmuseum de leur ville, en instance d'ouverture. Deux immenses compositions, plus éventuellement quelques compléments du genre dessus de porte. Ceux-ci ne se matérialiseront jamais.
L'artiste se met au travail. Il tourne autour de deux sujets, «Le printemps» et «L'automne». Il a plusieurs idées, qu'il formule sous forme de dessins, puis d'esquisses et enfin de «modellos» (ou modelli), tous cintrés dans le haut afin de répondre aux formes de l'édifice. Le choix commun se fait sur deux sujets. Il faut bien se décider une fois. Roussel se remet au travail, mais c'est un lent. Il finira néanmoins par apporter les deux immenses compositions, exécutées sur toiles, qui seront posées dans l'escalier. L'édifice est désormais prêt. Il répond au goût germanique des années 1910 pour un néo-classicisme épuré, avec marbres et colonnes. Un style qui ne manque pas de grandeur, mais dont l'essentiel a succombé sous les bombes de 1944-1945. Il faut aller en Alsace ou en Suisse alémanique pour en admirer les témoins les mieux conservés. Difficile de faire mieux préservé que le Kunstmuseum de Winterthour! Il a conservé jusqu'au moindre cache-radiateur d'origine.
Nouveau décor en 1926
Roussel n'est pas content. C'est également un insatisfait et un anxieux. En 1926, il revient donc à Winterthour. Il demande à pouvoir retoucher sur place ses tableaux pendant quelques mois. C'est une métamorphose totale, comme en témoignent à l'actuelle exposition «Ker-Xavier Roussel, L'après-midi d'un faune» des photographies anciennes. Les commanditaires se sont retrouvés devant un ensemble plus vaporeux, aux lignes imprécises et au coloris puissant. Leur réaction n'est pas indiquée. Les Reinhart ont cependant appris que le peintre restait encore insatisfait. Il promettait de revenir en 1927 pour une nouvelle campagne de travaux. Il ne refit pourtant jamais le voyage de Winterthour. Le décor restera ainsi, Roussel étant mort en 1944.
C'est autour de cet ensemble rare, sur lequel les visiteurs lancent normalement un regard distrait, que se tient la dernière des expositions du Kunstmuseum marquant son centenaire. Une excellente idée. Roussel se retrouve rarement à l'honneur. Un livre récent, paru en 2011. Pas de rétrospective, même dans ces lieux spécialisés sur la période Nabi que sont le prieuré de Saint-Germain-en-Laye (en sommeil, il est vrai) et le Musée d'Orsay. Né en 1867, Roussel a pourtant été dès le départ un membre éminent du groupe. Il a ensuite épousé Marie, la soeur de son ami Edouard Vuillard. Il a participé aux commandes illustrant le mouvement, à commencer par le Théâtre des Champs-Elysées en 1910. Pas étonnant, dans ces conditions, que ses oeuvres n'aient aujourd'hui presque aucune valeur commerciale, alors que les Vuillard et les Bonnard (voire les Maurice Denis) s'arrachent à coups de millions.
Fidèle aux mythologies
Pourquoi ce dédain? Parce que, si le marché ne connaît pas la logique, les conservateurs de musée non plus. Guy Gogeval, qui a tant fait pour attirer une surabondance de Vuillard, de Bonnard et de Denis à Orsay, n'expose ainsi pas un seul Roussel. Ou rarement. Ce mépris semble aussi dû aux sujets abordés. Ker-Xavier n'est pas un peintre de la vie quotidienne. Avec lui, pas de déjeuners au soleil ou d'ateliers de couture. L'homme reste fidèle, sous une forme modernisée, au «grand genre» ayant caractérisé la peinture jusqu'au XIXe siècle. Il aime les mythologies. Les scènes antiques. Celles-ci n'ont rien de précis. Dans un monde arcadien, idyllique, irréel, Roussel convoque nymphes et satyres, centaures et bergers. C'est «L'après-midi d'un faune» de Debussy (et des Ballets Russes) en version picturale. Aucun changement avec les années. Roussel continuera sur sa lancée jusqu'aux derniers pastels des années 1939 à 1944.
L'exposition est double, au propre comme au figuré. Le rez-de-chaussée accueille les dessins, toiles et pastels de Roussel indépendamment de toute destination finale. L'occasion de montrer, entre les nombreux prêts, quelques acquisitions récentes. Il y a là l'autoportrait de 1915, acheté en 2016 comme le «D'après Virgile», reçu l'année dernière. C'est l'occasion de voir Roussel au travail, avec ses audaces dans la couleur et l'anéantissement des formes, dont certaines finissent par frôler l'abstraction.
Vu par Vallotton
L'étage abrite lui les esquisses connues pour «Le printemps» et «L'automne», dont deux grandes versions appartiennent depuis 1936 au Musée des beaux-arts de Lausanne. Il y a là tous les tableaux possibles, dont un seul, fatalement, se matérialisera en grand. C'est à cet étage que se trouve aussi «Les cinq peintres» de Félix Vallotton, depuis longtemps entré dans le fonds du musée. On reconnaît à droite Roussel, de profil. C'est le seul à ne pas regarder le spectateur.
N.B. En 1937, Roussel a participé comme Edouard Vuillard et Maurice Denis et Roger Chastel au décor du Palais des Nations de Genève. Leurs toiles ont été décrochées dès les années 1950. Que sont-elles devenues? Dans quel état se trouvent-elles? C'est l'un de nombreux petits jeux de devinettes genevois, alors que ces immenses toiles (onze mètres pour le Roussel!) vaudraient parfois à l'heure actuelle une fortune. Pensez au prix d'un petit Vuillard...
Pratique
«Ker-Xavier Roussel, L'après-midi d'un faune», Kunstmuseum, 52, Museumstrasse, Winterthour, jusqu'au 2 avril. Tél. 052 267 53 17, site www.kmw.ch Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h, le mardi jusqu'au 20h.
Photo (Kunstmuseum, Winterthour): "D'après Virgile: Nos patriam fugimus", vers 1914.
Prochaine chronique le samedi 11 mars. La Fondation Custodia propose comme le Louvre de la peinture hollandaise du XVIIe siècle à Paris. Mais il y a nettement moins de monde...
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WINTERTHOUR/Le Kunstmuseum montre le Nabi Ker-Xavier Roussel