
C’est gros. C’est beau. L’actuelle exposition «Dürer et Rembrandt, La collection Pierre Decker», dont il est question une case plus haut dans le déroulé de cette chronique, accompagne en fait la publication d’un livre. Commandité par la BHMS (Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé), ce luxueux ouvrage de grand format entend faire le tour du personnage, amateur d’art et chirurgien. Un peu comme on fait le tour du propriétaire. Avançant par cercles concentriques, les trois auteurs (Gilles Monney, Camille Noverraz et Vincent Barras) vont aussi loin que possible dans l’histoire d’un homme. Plus celle de la formation d’un ensemble de gravure entre 1946 et 1967, date de la mort de Decker. Le volume pousse jusqu’à aujourd’hui. La collection n’a en effet rien de figé. Une commission s’occupe de l’enrichir, en tenant compte des goûts supposés du Vaudois.
Qui est Pierre Decker (1892-1967)? Tout commence évidemment par là. Répondre se révèle pourtant problématique. Célibataire, vivant seul, sans enfants, l’intéressé s’est peu exprimé. Certains de ses proches ignoraient apparemment son penchant pour Dürer et Rembrandt. Un choix pourtant respectable, d’autant plus que leurs nus non idéalisés se voyaient éliminés. Mais il s’agissait là d’une passion privée, et ce à une époque où l’on s’épanchait peu. Surtout en milieu protestant. Il semble ainsi que Decker ait acquis sa première pièce en 1946. Comment procédait-il? Plusieurs courts chapitres de cet ouvrage, comme de juste très illustré, tentent de reconstituer ses réseaux. Des marchands, notamment les Strölin à Lausanne. Des ventes aux enchères, dont celles de Gutekunst & Klipstein à Berne. Une maison aujourd’hui connue sous le nom d’E.W. Kornfeld, qui la dirige toujours d’une main ferme à 98 ans.
Cercles concentriques
Ce premier cercle fait découvrir au lecteur tout un monde de la curiosité, axé sur l’estampe. Celui des fournisseurs, en général également collectionneurs. Déjà en place, Kornfeld a ainsi donné en deux fois son ensemble de Rembrandt au Kunstmuseum de Bâle, qui l’a récemment exposé. Curieusement, beaucoup de ces amateurs sont médecins, d’où un second cercle. Et, en même temps que Decker, achetait parallèlement le pasteur Cuendet, qui ne se limitait pas à Dürer et à Rembrandt. Le sort a voulu que leurs deux héritages se voient aujourd’hui conservés au Cabinet vaudois des estampes, déposé au Musée Jenisch de Vevey. Une entité qui n’existait pas à la mort de Pierre Decker. Il a du coup légué ses feuilles à la Faculté de médecine. Sauf quelques-unes, dont un admirable tirage de «Les Trois Croix» de Rembrandt. L’une des œuvres les plus recherchées (et les plus chères…) de l’histoire de la gravure. Elle est allée à son filleul, qui devait la donner à son tour après sa mort. Plusieurs pièces se sont cependant égaillées dans la nature après don testamentaire…

La couverture du livre, qui joue avec la forme des lunettes. Photo. DR.
Ceci amène du coup à se demander ce que Pierre Decker aurait aimé acheté. Ses moyens financiers (un traitement, que compétait visiblement un gros héritage) ne le lui ont pas permis. Ou le hasard lui a été défavorable. Bref, comme pour tout amateur, il existe une collection en creux. Celle qui n’a jamais existé. C'est celle que tente par conséquent aujourd’hui de former la Commission Pierre Decker, dont l’histoire se voit racontée en fin de volume. Ses membres ont la mission de trouver des pièces d’un niveau qualitatif équivalent. Autrement dit très haut. Moins représenté au départ que Dürer, Rembrandt s’est vu complété par le paysage, genre délaissé par le chirurgien. Tout s’est en général bien passé. Les trois auteurs insistent cependant sur le lourd et coûteux échec d’un «Adam et Eve» de Dürer, acheté à un marchand américain en 2009. La pièce s’est révélée à l’analyse très restaurée. Trop restaurée... Elle se voit cependant montrée dans l’exposition.
La médecine à Lausanne
Et puis, vu la manière dont le livre est né, il y a le médecin Decker. L’homme se situe à une charnière historique. En son temps, la chirurgie cesse d’une une sorte d’art, venu de la Renaissance, pour devenir vraiment une science. Il s’agit aussi à cette époque de construire de nouveaux hôpitaux. Plus vastes. Plus modernes. Plus hygiéniques. La discipline interne y reste cependant d’un autre temps. Pierre Decker, qui a beaucoup enseigné, demeure pour reprendre le titre d’un film français de 1950 sur le sujet «Un grand patron». Il domine ainsi toute une hiérarchie.
Il était possible encore d’aller encore plus avant… ou arrière. L’ouvrage se passionne ainsi pour les propriétaires précédents des estampes du fonds. Ils remontent parfois jusqu’au XVIIIe siècle. Chacun a droit à sa petite fiche biographique. Normal! Si Decker a fait partie des amateurs de son temps, qu’il ne connaissait sans doute pas tous en personne, il s’est aussi inscrit dans des filiations. Une provenance prestigieuse constitue un plus. Certains parlent de «supplément d’âme». D’autres y voient une sorte de garantie. C’est une manière comme une autre de se faire adouber. Pierre Decker tenait ainsi aussi compte de ses «ancêtres», anglais, allemands ou néerlandais.
Abondantes marges
Voilà. Le bouquin ouvre bien sûr quantité d’autres pistes. Aucun renseignement ne s’est vu délaissé. Certains d'entre eux ont débordé dans les marges, dégoulinantes de notes. Il y a de l’enquête policière là-dedans. Le lecteur se demande parfois ce qu’en aurait pensé l’intéressé. Viol d’intimité? Ou intervention chirurgicale? On espère qu’il pencherait pour la seconde solution. N’oublions pas que Decker préférait la gravure sur cuivre à celle sur bois. Les outils utilisés par Dürer et Rembrandt n’évoquent-ils pas le scalpel?
Pratique
«Pierre Decker, Médecin et collectionneur», de Gilles Monney, Camille Noverraz et Vincent Barras, aux Editions BHMS, 240 pages.
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Trois auteurs dissèquent Pierre Decker, "médecin et collectionneur" dans un livre
L'exposition du Musée Jenisch de Vevey s'accompagne d'un gros ouvrage replaçant le chirurgien dans le cercle des amateurs vaudois entre 1946 et 1967.