Sept millions pour l'inconnu baroque Johann Liss. C'est cher ou c'est pas cher, au fond?
Mort en 1631, le peintre est admirable, mais pas "grand public" pour un sou. Heureusement, en art ancien, c'est aujourd'hui la qualité qui prime.

"La tentation de sainte Marie-Madeleine". Il en existe une autre version.
Crédits: Sotheby's, Londres 2019.C'est cher ou c'est pas cher? Tout
reste affaire d'opinion et de moyens financiers. Au cours de la
«Classical Week», qui vient de se tenir à Londres chez Christie's
et Sotheby's, l'un des plus hauts prix a ainsi été atteint par un
artiste quasi inconnu (1). Du moins des «outsiders». Il faut dire
de Johann (ou Jan) Liss constitue une réévaluation relativement
récente de l'histoire de l'art. N'empêche que sa «Tentation de
Marie-Madeleine» s'est vendue le 3 juillet pour 5 665 200 livres,
frais compris. Dans la fourchette de l'estimation. En opérant le
change, j'arrive à sept de nos millions helvétiques. Mais tout le
monde s'entend à dire qu'il s'agit là d'un des chefs-d’œuvre du
peintre, mort jeune à Vérone en 1631. On ignore en effet quand Liss
est né à Oldenburg, en Allemagne. Vers 1597, sans doute.
«Un prix pareil illustre l'idée qu'aujourd'hui la qualité prime», m'a confié un expert dans le domaine de l'art ancien. «Même anonyme, une toile de ce niveau dans un état pareil aurait obtenu une très grosse enchère.» L'acquéreur savait donc ici ce qu'il faisait, ce qui n'est pas tout à fait le cas pour le Caravage de Toulouse dont je viens de vous parler. Il s'agit du Metropolitan Museum of Art de New York. Subsistent cependant quelque privés prêts à payer une somme pareille pour une œuvre ayant dans les 400 ans. Il s'agit là d'un sujet religieux plutôt aimable. La plus belle version connue de cette toile de Liss, dont les réalisations existent souvent à plusieurs exemplaires. Copies d'époque, disent certains. Liss n'avait pas d'atelier. On peut aussi penser que ce bambocheur impénitent, installé à Venise après avoir passé par Anvers (où il a vu des Rubens) et Rome (où il a regardé les Caravage), n'a pas résisté à l'envie de répliquer. Les historiens nous disent qu'il ne travaillait que pressé par des besoins d'argent. Le reste du temps, il faisait la fête.
Préemption possible
Peu cité par les ouvrages grand public
avant les années 1990, Liss est l'auteur d'autres toiles aujourd'hui
bien connues. Lille possède une fulgurante «Découverte de Moïse».
La National Gallery de Londres le spectaculaire «Judith et
Holopherne» et l'extraordinaire «Chute de Phaéton». Un fascinant
«Saint Jérôme écoutant la trompette du jugement dernier», tout
dans les rouges et les rose, se trouve dans une église vénitienne.
On croirait un tableau rococo peint avec un siècle d'avance. New
York possédait déjà de lui un "Nymphe et berger". Mais, si le «Met» a
mis autant d'argent en jeu, c'est pour que la toile se retrouve sur ses
murs, et non dans ses caves.
Cela dit, «La tentation de
Marie-Madeleine» n'a pas encore traversé l'Atlantique. Un musée ou
même un particulier britannique peut se substituer pendant un
certain temps à l'institution américaine. La préemption n'est pas
uniquement étatique outre Manche. Il suffit que l'acquéreur montre
son emplette 100 jours par an au public. La National Gallery
sera-t-elle tentée par la «Tentation»? Difficile de répondre.
Pour les uns, c'est «non» parce qu'elle détient deux sommets de
l'Allemand de Venise (2). Elle semble donc bien servie. Pour les
autres, c'est «oui». La NG deviendrait ainsi LE point de référence
pour Liss, qui se trouve très rarement sur le marché de l'art.
L'avenir tranchera comme toujours, et je ne suis pas devin.
(1) Notez que 3 135 000 livres chez Sotheby's aussi pour un
dessins de Canaletto représentant l'intérieur de Saint-Marc, ce
n'est pas mal non plus.
(2) Le XVIIe vénitien, méconnu, a vu
le triomphe des «étrangers» sur la Lagune, du Génois Strozzi au
Napolitain Giordano. Le siècle se termine ainsi avec un autre
Allemand, le Munichois Johann Carl Loth (1632-1698). Un artiste
abondant et nettement moins cher.