«Marabout, bout de ficelle, selle de cheval...» Des générations d'enfants ont ainsi jonglé avec les mots. C'était avant que la tablette et des réseaux sociaux ne lobotomisent le monde. Pour faire rebondir les idées de la sorte, il faut une imagination débridée. Libre. La logique de ces «cadavres exquis» verbaux (1) passe bien après la magie du jeu.
Il y a un peu de marabout et de nombreux bouts de ficelle dans l'actuel «Carambolages» au Grand Palais parisien. Pensez! Cent quatre-cinq œuvres et objets y forment une chaîne ininterrompue de rencontres insolites. Les pièces ont été choisies par Jean-Hubert Martin, 72 ans, qui a toujours possédé une vocation de trublion. On a suivi l'homme de la Kunsthalle de Berne à Düsseldorf en passant par le Centre Pompidou, dont il dirigea le musée de 1987 à 1990. Il imagina ainsi pour Beaubourg (et la grande halle de La Villette) «Les Magiciens de la Terre» en 1989. L'exposition mélangeait pour la première fois artistes occidentaux reconnus et créateurs anonymes d'Australie et d'Afrique. Devenue «culte», comme on dit aujourd'hui quand une chose a par hasard réussi à rester en mémoire, cette manifestation avait connu à l'époque un échec sanglant. D'où la recherche pour Jean-Hubert Martin d'un autre havre en 1990.
Un stock visuel
Aujourd'hui remis en selle (de cheval) par le succès phénoménal de sa rétrospective Dalí à Pompidou en 2013 (790.000 visiteurs), Jean-Hubert Martin a obtenu carte blanche pour un accrochage au Grand Palais. Il a puisé dans son stock visuel de 2000 œuvres lui semblant pour une raison ou une autre intéressantes, accrocheuses ou intrigantes. L'essentiel devient cependant le cheminement. Comme dans les jeux de société, le public passe d'une case à la suivante. A lui de voir ce qui relie deux choses, avant d'acccéder à la troisième. Aucune étiquette pour ne pas troubler son attention, bien sûr! Les indications sont à trouver au bout de chaque rangée sur un moniteur vidéo désespérant de lenteur. Tant pis pour les attardés désirant encore apprendre!
Qu'est-ce que cela donne sur le plan pratique? Je prends au hasard la cimaise «sein». Le visiteur passe de la coupe de vermeil moulée sur celui de Pauline Borghèse (la sœur de Napoléon) au gobelet de la laiterie de Marie-Antoinette. Vient ensuite un antique avec la Diane d'Ephèse (une montagne de mamelons), avant que le regard aboutisse à une «Charité romaine» peinte par Bachelier vers 1770. On sait qu'un prisonnier condamné à mourir de faim fut sauvé par la tétée donnée par sa fille, quand le gardien ne regardait pas. Heureusement que cela se passait avant Jésus-Christ! Qu'est-ce que les censeurs actuels n'iraient pas imaginer là?
Fausses audaces
Je vous ai pris un exemple simple. Car il y a ailleurs de l'archéologie, des arts premiers, de l'art brut. En gros de tout, comme dans les grands magasins. Le commissaire a aussi prévu quelques audaces, ou prétendues telles. S'il est attaqué par une partie du public pour le côté grotesque de son entreprise, il pourra toujours se dire victime de l'extrême droite. Tout fonctionne désormais ainsi dans une France archi-politisée, où le moindre pet de travers passe pour une bombe atomique. Il y a ainsi quelques restes humains biscuités par les siècles, tandis qu'une pierre tombale médiévale se voit placée sous le signe du piétinement sacrilège, avec quelques plaques métalliques de Carl Andre.
La nef du rez-de-chaussée frappe par sa monotonie, alors que Jean-Hubert Martin dit détester l'ennui. Des cimaises identiques arrivent l'une derrière l'autre, comme les haies d'un 110 mètres sur un stade. La mise en scène reste la même pour toutes. Bref, le monsieur se répète. La pire surprise arrive cependant à la fin. Il y a un deuxième étage! Sur le même modèle. Le gai savoir tourne au chemin de Croix, d'autant plus que les pièces retenues sont assez moyennes. L'insolite l'emporte sur l'important, voire même sur l'amusant. Pour ce qui est des rencontres audacieuses et revigorantes, je conseillerais plutôt l'exposition «De Rembrandt au selfie», que j'ai chroniquée à Karlsruhe et qui vient d'arriver au Musée des beaux-arts de Lyon.
Un mépris du savoir
Tout cela ne serait pas grave sans les intentions assez perverses du départ. Comme me le faisait remarquer un professeur d'histoire de l'art à l'Université de Genève, «Carambolages» constitue une attaque frontale du savoir, qui se retrouve diabolisé. Savoir serait ne plus «savoir voir» pour Jean-Hubert Martin. L'exemple actuel risque de faire tache d'huile. Il déculpabilise l'Etat d'abandonner toute idée de culture à l'école. Pourquoi enseigner l'histoire de l'art et ses annexes s'il suffit de poser un tableau d'Ilia Kabakov, avec un clou planté au milieu, à côté d'un superbe fétiche congolais hérissé de pointe pour «faire sens»?
Je terminerai en disant que le public, assez clairsemé, ressort de «Carambolages» avec des sentiments mêlés. Même la critique parisienne, qui a depuis longtemps adopté (il subsiste heureusement des exceptions!) la politique du paillasson, a formulé des réserves, donnant du coup au commissaire une vague chance d'accéder au rang de martyr incompris. Comment accepter, au fond, que "Carambolages", c'est nul?
(1) On pense en effet aux «cadavres exquis», dessinés par les surréalistes en reprenant les fins de lignes d'un dessin dont dont ils ignoraient le début.
Pratique
«Carambolages», Grand Palais, 3, avenue du Général-Eisenhower, Paris, jusqu'au 4 juillet. Tél. 00331 44 13 17 17, site www.grandpalais.fr Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10h à 20, les jeudis, vendredis et samedis jusqu'à 22h.
Photo (RMN/Grand Palais): Cette figure caricaturale imaginée par un Flamand des années 1520 sert d'affiche à "Carambolages".
Prochaine chronqiue le dimanche 10 avril. Le Musée Alexis Forel de Morges tire de l'oubli le graphiste américano-suisse Jean Walther, alias Gene Walther.
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PARIS/"Carambolages" ou les auto-tamponneuses de l'art au Grand Palais