Mantoue renoue avec Giulio Romano, qui a redessiné la ville dans les années 1520
"Con stravagante maniera". C'est ici que le Romain a inventé une bonne part du maniérisme pour le duc Federico II Gonzaga et sa mère Isabella d'Este. Une quadruple exposition le rappelle aujourd'hui.

Le plafond de la Salle des Géants, dont les peintures descendent jusqu'au sol.
Crédits: DRCela pourrait être l'histoire d'une
ville cherchant à retrouver un peu de sa dignité perdue. Vers 1500,
Mantoue (Mantova en italien) constituait l'une des capitales
intellectuelles de la Péninsule. C'était la cité des Gonzaga
(Gonzague en français). Des principules régnant sur un petit
territoire à l'indéniable importance stratégique. A part cela, une
région riche. Venue de Ferrare, autre métropole artistique du pays,
la marquise Isabella d'Este avait compris que la culture pouvait
assurer une forme de pouvoir, faite de prestige. Elle l'exerça sans
mesure, tout en assurant la diplomatie et les comptes de son mari
Francesco II, qui était du genre du genre guerroyeur. Peintres et
savants, qu'elle subventionnait de Léonard de Vinci à Mantegna,
l'appelaient «la prima donna del mondo».
Quand elle était arrivée à Mantoue en 1490, il s'agissait d'un marquisat indépendant. Pour son fils Federico II, la Ferraraise arrivera à obtenir en 1530 de leur hôte Charles-Quint qu'il devint duc. Federico était un autre mécène, et j'y reviendrai. L'exposition actuelle, vouée à son artiste de cour Giulio Romano, se déroule ainsi sous son règne. Il y eut ensuite d'autres Gonzaga. Ils firent travailler Domenico Fetti, Rubens, Titien, Guido Reni ou achetèrent des tableaux à sensation, comme «La mort de la Vierge (aujourd'hui au Louvre) du Caravage, refusé par ses commanditaires romains. Le scandaleux se retrouvait du coup adoubé. Mais en 1627, les ducs ruinés durent une partie de leur collection (estimée en tout, antiques et médailles compris, autour de 100 000 objets) à Charles Ier d'Angleterre. Le décès du dernier Gonzague provoqua une guerre épouvantable en 1630. Il y eut le «sac de Mantoue». En 1708, le duché disparaissait. A la fin du siècle, Napoléon y fit d'ultimes rapines après huit mois de siège. Tout s'en alla, sauf les fresques.
Une cité provinciale
Aujourd'hui, Mantoue n'est pas qu'une
cité provinciale. Il s'agit d'un lieu formidablement enclavé.
Aucune route importante. De rares trains omnibus menant aux gares de
Vérone, Monselice ou Modène. Peu de tourisme, par conséquent. Mais
des visiteurs plus cultivés qu'ailleurs. Et une population locale
qui se maintient, du moins pour le moment. Environ 50 000 habitants.
Un beau patrimoine construit. Et bien sûr le souvenir d'une gloire
passée. Une mémoire ravivée en 1983 avec une première (en fait
non, il y en avait déjà eu une en 1939, que je n'ai pas vue)
rétrospective Giulio Romano. Elle marquait la fin des restaurations
au Palazzo Te. L'un de plus extraordinaires édifices de la
Renaissance, à qui son long abandon a évité trop de
transformations et de réutilisations. Le palais avait été conçu
et décoré entre 1524 et 1534 par Giulio pour Federico II et sa
terrible mère, toujours aussi active. Un rêve à la limite de la
campagne, avec des peintures murales et des stucs dont la nouveauté
avait impressionné l'Europe entière. Le prestige de la culture
toujours, qui avait dû donner l'impression à Charles-Quint d'être
un bouseux espagnol.

Mais qui était l'homme derrière toutes ses merveilles, qui vont d'une salle des Géants (dont la fresque partie du sol orne toute la chambre d'un seul motif) à l'Appartement du jardin secret? Un jeune Romain. Giulio Pippi (un nom difficile à porter, même en italien) était né en 1492. Ou en 1499. On ne sait pas très bien. Mais il collaborait dès 1514 avec Raphaël. Ce dernier, dont les 500 ans de la mort se verront célébrés en 2020, n'avait pas été qu'un incroyable innovateur. Il avait mis en place une forme d'atelier inédite à cette échelle. L'homme dessinait. Seul. Puis ses projets se voyaient réalisés par toute une équipe, avec ses spécialistes. Il n'y avait pas que de la peinture, mais de la petite sculpture ou des élément d'architecture. A sa disparition, Giulio et Giovanni da Udine avaient hérité de cette PME. Dès 1521, Federico II tenta d'attirer le premier à sa cour. Il y parvint en 1524. Giulio allait exécuter pour lui de tout, des cartons de tapisserie à la vaisselle d'argent. Un travail épuisant, mais bien rétribué. Le Romain trouva le temps et l'argent pour se bâtir à Mantoue un petit palais, qui subsiste toujours en ville.
Extravagance et érotisme
En quoi ses idées étaient-elles
novatrices? Par leur extravagance. Leur refus des normes. Partant de
l'Antiquité, Raphaël avait mis au point un classicisme. Giulio
allait tout bousculer, en bon représentant de ce maniérisme qui
devait durer trois générations. Il y a chez lui du terrible. De
l'étrange. De l'insolite. Beaucoup d'érotisme aussi, et toute une
section de l'actuelle exposition tourne autour du caractère
scandaleux de Giulio, qui avait eu des ennuis dans la Rome papale.
Une série de gravures pornographiques, dont aucun exemplaire complet
ne subsiste... Mais il demeure toujours, venu de l'Ermitage de
Saint-Pétersbourg, l'immense tableau représentant des amants nus.
La dame a vis-à-vis du monsieur un geste on ne peut plus clair. Nous
sommes dans les premiers temps de la Renaissance, avant que la
Contre-Réforme rigidifie les mœurs. Un vent de puritanisme comme
nous le connaissons aujourd'hui après la liberté des années 1970.
Un frein venu d'Amérique.

Si l'érotisme se trouve à bon droit au Palazzo Te, les trois autres sections se retrouvent logées au Palazzo Ducale, monument composite avec des constructions de toutes les époques dont il reste 500 chambres après les destructions pour cause de vétusté à la fin du XIXe siècle. Jusqu'à sa mort en 1546 (six ans après Federico II, sept après Isabella), Giulio y a travaillé, secondé par son équipe. Si 1983 marquait la réhabilitation du Palazzo Te, 2019 coïncide avec les derniers travaux entrepris au Palazzo, dont la remise en état de l'immense galerie bordant la Rustica. Un complexe architectural imitant les pierres non taillée des grottes. Une révolution pour l'époque. Il fallait que le public voie cela. Il le fait avec des dessins, majoritairement venus du Louvre qui en a prêté 71. Mais aussi des collections d'antiques et des fresques rafraîchies. L'occasion de découvrir non seulement des lieux longtemps fermés au public, comme «l'appartement de Troie», mais aussi des œuvres graphiques que le Louvre n'a jamais montrées à Paris.
L'héritage
Giulio, c'est aussi une mouvance. Un
héritage. Une marque de fabrique. Il fallait laisser de la place à
ses élèves, dont certains se découvrirent des ailes après la
disparition du maître. Le visiteur peut ainsi faire connaissance
d'Anselmo Guazzi, de Fermo Ghisoni da Caravaggio ou de Lorenzo Costa
il Giovane. Des inconnus, ou presque, dont certaines esquisses (qui
me semblent beaucoup de ressembler entre elles) seraient au Louvre.
D'où un parcours interminable, que le public de fond se voit encore
prié de poursuivre en ville. Il y a du Giulio Romano partout, comme
on voit partout Le Bernin à Rome.

L'exposition, montée par une phalange de commissaires, se révèle remarquable. Elle souffre juste de la saison choisie. Pourquoi l'hiver, alors qu'il n'y a pas un seul étranger à Mantoue, enveloppée à cette saison par les brouillards? C'est si joli l'été, chez les Gonzague!
Pratique
«Giulio Romano, Con stravagante maniera», Palazzo Ducale, Palazzo Te, site www.giulioromano2019.it Ouvert de 8h15 à 21h15 du mardi au dimanche jusqu'au 2 novembre, puis de 8h15 à 19h15. Tout est sur le site.