En noir et blanc sur la couverture, la photo de Jacques-Henri Lartigue donne le ton de l'ouvrage. Pablo Picasso y nourrit Jean Cocteau à la becquée, comme un bébé. Quand le lecteur arrive au bout de l'énorme pavé réunissant la correspondance entre le peintre et l'écrivain, il a bien l'impression que le premier a sciemment mis le second dans un perpétuel état d'infériorité. Il y a de la place que pour un génie, mais pas pour deux. Dans son admiration, l'auteur des «Parents terribles» ou de «La machine infernale» s'est laissé faire. Il a accepté cette position subalterne. Un détail ne trompe pas. Il existe trois fois plus de lettre de Cocteau à Picasso que de réponses de ce dernier. Même en admettant que les archives Cocteau soient moins complètes que celles de l'Espagnol, qui ne jetait jamais rien, il faut bien admettre cette inégalité foncière. En amitié comme en amour, les choses sont souvent comme ça...
Cela dit, et Pierre Caizergues et Ioannis Kontaxopoulos qui ont annoté cette édition n'en font pas mystère, Picasso se conduisait toujours ainsi. Charmeur et charmant avec de parfaits inconnus, il infligeait continuellement à ses proches des épreuves, que ce soit ses compagnes ou de vieux camarades. Il «mettait sur le gril» ceux qu'il aimait. Jaime Sabartès lui a ainsi servi des décennies durant de souffre-douleurs. Cocteau a tenu pour sa part bon pendant quarante-cinq ans de 1915 à 1963, l'année de sa mort. Avec des hauts suivi de bas, et même de silences avant que la relation se rabiboche après la guerre. Elle l'a été en partie grâce à l'influence de Françoise Gilot, puis de Jacqueline Picasso. Cette dernière, qui avait de l'affection pour Cocteau, a beaucoup travaillé à maintenir le lien fragile. C'est souvent elle qui prenait le téléphone ou la plume. Il ne faut pas oublier que la lettre n'a constitué entre Picasso et le poète qu'un moyen de communication secondaire. Il y aura eu les rencontres physiques et les paroles échangées à distance.
L'imprésario et le génie
Cocteau a donc rencontré Picasso en 1915. Nous ignorons où et quand. Ils ont sans doute été présentés l'un à l'autre par le compositeur Edgar Varese. Bien que de huit ans le cadet du peintre, Cocteau lui apportait les clés permettant d'entrer dans la bonne société parisienne. Picasso incarnait pour lui les avant-gardes. Il savait les faire admettre en jouant du snobisme intellectuel. Cocteau trouvait des mots pour tout. Il s'agissait d'une sorte de d'impresario-prestidigitateur, qui va faire de l'Espagnol le décorateur des Ballets Russes, puis le peintre à succès dont le Tour-Paris se dispute des œuvres provisoirement assagies. C'est le haut d'une amitié se tassant vers 1926.
Vient ensuite une traversée du désert. Cocteau est l'ennemi des surréalistes. Il ne milite pas pour l'Espagne républicaine. Le poète reste très en vue sous l'Occupation, qui marque pour Picasso un moment de retraite, pour ne pas dire de replis. Les échanges des années de guerre se résument à quelques pages. L'aventure communiste commence alors pour le peintre. Cocteau se montre très critique avec une toile comme «Massacres en Corée» de 1951. Il parle de «nullité agressive», ce qui n'est pas tout à fait faux. Or Picasso pense avoir signé là son nouveau «Guernica»...
Rabibochages
La reprise est par conséquent lente. Picasso a peur de l'avis parfois réservé de son ancien compagnon de route. Cocteau aimerait bien se voir reconnu par lui comme un grand dessinateur, ce qui paraît beaucoup demander. Les rapports restent donc tendus. Ils tiennent en partie au voisinage en Provence. Le peintre y vit à Cannes, puis à Vauvenargues et enfin à Mougins. Cocteau est l'hôte, pas toujours désintéressé, de la richissime Francine Weisweiler à Saint-Jean-Cap-Ferrat. On s'écrit un peu quand on ne se croise pas à une corrida. Le poète veut une épée d'académicien de son génie préféré. Ce dernier se fait beaucoup prier avant d'accepter d'apparaître en 1959 dans «Le testament d'Orphée», qui est aussi celui du cinéaste Cocteau. Les deux hommes sont pourtant les derniers à considérer l'Antiquité comme une chose vivante. L'amitié vacille dans ces mots courts, qui semblent ponctués de silences. Et puis c'est la mort. Subite. Picasso ne va pas à l'enterrement, où le représente son fils Paulo.
Dans cet ouvrage remarquable, les phrases échangées par deux hommes ayant marqué le XXe siècle (la cote de Cocteau est bien remontée depuis dix ans) ne couvrent qu'une petite partie de la surface. Ce qui domine, et de loin, c'est le fantastique travail des deux éditeurs. Chaque missive se voit mise en contexte. La moindre personne évoquée reçoit sa biographie. Pierre Caizergues et Ioannis Kontaxopoulos multiplient les éclairages. Il y en a plus de trois feuillets pour le seul billet du 25 octobre 1926 portant le numéro 167. Quant aux notes de fin d'ouvrage, elles ont la dimension d'un livre entier, d'autant plus que les mots se voient ici écrits en tout petits caractères. Il y en a 103 pages, avec le détail du détail. Je ne vois pas ce que l'on pourrait humainement ajouter, même si la bibliographie de Picasso ne sera sans doute jamais terminée.
Pratique
«Picasso/Cocteau, Correspondance 1915-1963, Editions de Pierre Caizergues et Ioannis Kontaxopoulos, chez Gallimard/Musée national Picasso Paris, 563 pages.
Photo (Jacques-Henri Lartigue/Editions Gallimard/Musée Picasso Paris): L'image de couverture où Picasso nourrit Cocteau.
Prochaine chronique le mardi 4 septembre. Le Kunstmuseum de Bâle honore Samuel Buri. L'art bâlois existe aussi!
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LIVRE/Quand Picasso et Cocteau s'envoyaient des mots amicaux