Leur nom constitue un programme. Ils sont conservateurs de musée. Il semble permis d'entendre par là qu'ils préservent, entretiennent, promeuvent et documentent les œuvres de leur fonds. Seulement voila! Leur position se retrouve aujourd'hui menacée. Ces scientifiques subissent des chocs latéraux et frontaux. D'autres professions se sont affirmées, bouleversant leur primauté au sein d'institutions privées ou étatiques. Dans certaines d'entre elles, les conservateurs tendent à devenir la cinquième (ou sixième) roue du char.
Pour tenter non pas d'enrayer (ils ne nourrissent pas de telles ambitions!), mais d'expliquer le phénomène, Frédéric Poulard et Jean-Michel Tobelem ont regroupé des contributions pour un ouvrage récemment paru à La Documentation Française. L'ouvrage fait suite au «Livre blanc des musées de France», qui voyait en 2010 la situation plutôt en noir. Publié par l'Association générale des conservateurs des collections publiques de France (AGCCPF pour nos amis d'outre Jura, qui adorent les sigles), ce rapport tenait du réquisitoire. Le poids croissant de l'administration y rejoignait l'injonction de plus en plus appuyée à trouver de l'argent privé et l'extravagante primauté de Paris par rapport à une province pudiquement rebaptisée «régions».
Un problème occidental
Tout cela peut sembler franco-français. Ce ne l'est pas. D'abord, les problèmes touchent tout l'Occident, comme le démontrent dans le livre les analyses de l'Angleterre, des Etats-Unis ou du Canada. La Suisse romande se rapproche ensuite dangereusement de sa grande sœur, la France. Il n'est qu'à voir le nombre de conservateurs et de directeurs d'institutions qui en proviennent à Genève (quand ils ne sont pas Belges). Il existe une fascination de nos élus pour les produits de serre sortis des grandes écoles parisiennes. La fameuse «excellence française», volontiers obtenue à coup de concours abêtissants.
Notez que les auteurs de «Les conservateurs de musée, Atouts et faiblesses d'une profession» s'en plaignent aussi. Les conservateurs se retrouvent menacés à la tête des grands établissements par les administrateurs, à la tête desquels se trouvent les énarques, capables de tout et souvent bons à rien. Ces messieurs dames dirigent un musée comme ils auraient coiffé une banque ou un service de ministère. Certains se piquent heureusement au jeu. Stéphane Martin, l'homme du Quai Branly, est un énarque passionné d'art tribal. Mais il y a les tous les autres...
Priorités comptables
Les purs conservateurs ont toujours moins de chance de se trouver sur un siège directorial, même si Jean-Luc Martinez y est parvenu au Louvre, où il multiplie depuis les boutiques de souvenirs entre la conception de deux expositions d'archéologie. Faut-il du reste le leur souhaiter? Les scientifiques y perdent le peu de temps laissé par la rédaction de fiches, de rapports et la présence à des réunions. Tout le monde semble d'accord. Quelle que soit l'ordinogramme, c'est le travail sur les collections qui recule, au profit de l'événementiel ou pour faire fonctionner la machine.
Les administrateurs, qui ont l'esprit comptable, vont bien entendu établir d'autres priorités. Il faut partout trouver de l'argent dans le public, comme c'était le cas naguère le cas aux seuls Etats-Unis. D'où toutes sortes de dérive. Elles vont du musée purement ludique (davantage de visiteurs, davantage de clients) à l'admission de sponsors douteux. Voire pire. Est-il normal que des musées publics parisiens aient présenté des expositions Vuitton, Van Cleef & Arpels, Breguet ou Dries van Noten? Est-ce leur fonction, même s'il se trouve un large public pour suivre cette démarche, précédée d'un marchandage?
Le poids de l'éducatif
Ce n'est pas tout. Les conservateurs se voient subordonnés aux décorateurs, qui finissent par dicter le contenu. Ils doivent faire face aux médiateurs, toujours plus nombreux et intrusifs. Le livre cite à cet égard l'anecdote éclairante des nouvelles salles du Moyen Age et de la Renaissance au Victoria & Albert de Londres. Les médiateurs ont estimé que «certains choix esthétiques ou encore certaine pièces majeures du nouvel espace ne comportaient pas de potentiel éducatif suffisant, malgré leur valeur incontestée en histoire de l'art.» Ils ont presque obtenu raison. Depuis les années Tony Blair, le V & A se présente comme un outil d'insertion sociale. Vingt-huit études portant sur ce sujet ont été commandées entre 1999 et 2008.
On comprend que la recherche sur les œuvres passe au second plan... Surtout si l'on se sait que le commissariat d'exposition se voit parfois confié à des gens extérieurs, si possible médiatiques (Philippe Djian, Bernard Henri-Lévy, Laure Adler...) Mais le pire vient de découvrir que, phagocytée par l'université, un monde où l'on pense rarement concret, la recherche devient théorique. Abstraite. Souvent politisée. En tout cas instrumentalisée. Quel rapport avec les collections?
De pudiques lacunes
Le bouquin en reste là. Ses auteurs se veulent davantage réformateurs que révolutionnaires. Rien sur les ingérence des maires, pourtant patentes (Martine Aubry à Lille, Joël Bruneau à Caen, Arnaud Robinet à Reims, dont il a stoppé la construction du nouveau musée... ) Rien sur la méconnaissance totale du marché de l'art par la plupart des gens de musée. Rien pour dénoncer la sélection aberrantes des conservateurs en organisant des concours débiles. Ils font penser à ceux organisés par la télévision quand elle se piquait encore de culture. Rien enfin sur les lacunes en gestion humaine. Un conservateur doit à la fois gérer l'interne et l'externe. Or il en est qui ne répondent même pas aux lettres ou au téléphone.
A part ça, Dieu merci, tels des villages gaulois, certains musées résistent. Plutôt bien du reste.
Pratique
«Les conservateurs de musée, Atouts et faiblesses d'une profession», sous la direction de Frédéric Poulard et Jean-Michel Tobelem, à La Documentation Française, collections Musées-Monde, 160 pages. Photo (Site de la Ville) Le Palais des beaux-arts de Lille, fief de Martine Aubry.
Prochaine chronique le lundi 2 mars. "A nous deux Paris!". Quand les artistes vaudois affrontent la capitale française.
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LIVRE/Les conservateurs de musée broient du noir