En 1516, Thomas More publiait son «Utopia». La même année donc où l'Arioste sortait son «Roland furieux». Si le second livre appelait une exposition, qui a effectivement eu lieu à Ferrare l'an dernier, l'idée d'utopie donne avant tout l'idée d'une réflexion. On se souvient du reste qu'elle a formé il y a quelques années à Genève la base d'une «Fureur de lire», avec des conférences et des débats étalés sur plusieurs jours. C'était du reste passionnant.
L'utopie n'a cependant jamais aussi été présente qu'un XVIIIe siècle, quand il s'est agi d'opposer une cité idéale aux institutions vieillissantes et sclérosées de l'Ancien Régime. Cette forme de fiction permettait à la fois de critiquer la situation présente, en contournant la censure, et de faire des propositions jugées bonnes pour l'humanité. Il s'agissait encore de rêveries, ou plutôt de théories. La pratique viendra en 1789, avec la Révolution. Une première occasion de découvrir que les utopies, idéalistes et contraignantes, finissent mal. La suite ne s'est guère révélée plus encourageante. On commence avec des plans généreux et on finit avec Staline ou Pol Pot (1).
Cinquante quatre contributions
Un énorme livre vient de sortir à ce sujet sur les presses genevoises. Il s'agit d'un abécédaire, puisqu'il s'intitule «Dictionnaire critique de l'utopie au temps des Lumières». Une cinquantaine d'auteurs ont planché sur le sujet, ce qui donne lieu à 54 articles. Pourquoi 54? Parce qu'il s'agit du nombre de villes parsemant l'île inventée par l'Anglais More. Cet ouvrage, qui ne compte pas moins de 1406 pages, est né de l'attribution en 2011 du Prix Balzan à Bronislaw Baczko. La Fondation Balzan a accepté de financer un vaste projet de recherches en lien avec la pensée du lauréat. Bazco a cependant co-dirigé cette entreprise avec Michel Porret (qui s'est bien entendu réservé comme sujet les «crimes et châtiments», sa spécialité) et François Rosset.
Chaque texte forme un en-soi, lisible de manière indépendante. Il s'agit de faire le tour d'un sujet a travers des innombrables publications, parfois clandestines, parues entre la fin du XVIIe siècle et les années 1780. Certaines d'entre elles se voient du coup fréquemment citées. Il y a tout de même des auteurs plus importants que d'autres, du moins sur le plan historique. On lit encore dans le grand public le marquis de Sade, le «Gulliver» de Jonathan Swift ou le «Robinson» de Daniel Defoë. Restif de la Bretonne ou Louis-Sébastien Mercier (l'auteur de «L'an 2440») ne jouissent en revanche plus que d'une réputation confidentielle. Et que dire de Bernard Mandeville, de l'abbé Louis-Mayeul Chaudon ou de Marguerite de Lubert, puisque les femme écrivent déjà beaucoup au temps des Lumières?
Des univers trop parfaits
Les différents auteurs du XVIIIe se révèlent en fréquent désaccord entre eux. Normal! Chacun construit son univers parfait. Notons au passage que celui-ci se développe de préférence sur un petit territoire, volontiers situé sur une île. Les intérêts personnels s'y voient cependant presque toujours balayés par ceux de la collectivité. Il s'agit pour chacun de participer à un concours de vertu. Chez les terrifiants Galligènes, inventés en 1765 par Charles-François Tiphaine de La Roche, tout enfant appartient ainsi à la République. Le nouveau-né se voit immédiatement retiré à sa mère. Il n'existe plus de liens familiaux. L'éducation collective mène à un civisme dictatorial. «Nous n'avons qu'une mère, qui est la République». Même la Chine de la Révolution culturelle, sous Mao en Chine, n'a pas osé aller jusque là.
Tous les aspects de la vie utopique se voient traités ici, des animaux ou de l'architecture (toujours un peu carcérale, avec son goût du panoptique) à la ville et au voyage. Les contributions évitent le jargon, cette plaie des universitaires. Elles n'en demeurent pas moins très (trop?) sérieuses, avec beaucoup de références et de citations. Le discours académique se veut toujours prudent et érudit. Il ne prend jamais position. On se demande parfois si chacun des quelque 50 auteurs n'écrit pas en priorité pour ses confrères. Le lecteur lambda aura donc avantage à se contenter des chapitres abordant les thèmes dont il se sent le plus proche.
Et les illustrateurs?
Un dernier mot, puisque cette chronique se concentre (du moins en principe) sur les beaux-arts. Les romans utopiques du XVIIIe siècle ont abondamment été illustrés. Parfois de façon médiocre, hélas. Mais il y a aussi eu des vignettes de Moreau le Jeune, de Marillier ou de Lefebvre. Un certain nombre d'entre elles se voient reproduite dans ce livre, à la mise en page par ailleurs soignée. Pourquoi les auteurs de ces images (dessinateurs et graveurs) ne se voient-ils jamais cités dans les légendes? Ils ont pourtant grandement contribué à la vision utopique au temps des Lumières. Les hommes volants de Restif de la Bretonne doivent ainsi leur envol à ceux qui leur ont donné une forme physique.
(1) Ce côté effrayant a été perçu dès le XVIIIe siècle, d'où l'écriture d'anti-utopies.
Pratique
«Dictionnaire critique de l'utopie au temps des Lumières», sous la direction de Bronislaw Baczko, Michel Porret et François Rosset aux Editions Georg, 1406 pages.
Photo (DR): L'oeil avec le théâtre de Ledoux. L'architecte utopiste a cependant réellement construit, comme la ville inachevée d'Arc et Senans, dans le Jura.
Prochaine chronique le vendredi 7 avril. Dix-huitième siècle toujours. Le Petit Palais de Paris propose "Le baroque des Lumières". Et c'est magnifique.
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LIVRE/1406 pages sur les utopies au XVIIIe siècle. Une somme genevoise