
Il y a des besoins que l’on dit pressants. Je ne pense pas à l’argent (quoique…), mais à ceux du corps. Arrive bien un moment où la vessie et les sphincters lâchent. Pendant des siècles, les hommes se sont tournés vers un mur, ou discrètement accroupis. Les défécations ne gênaient alors personne. Il suffit pour s’en persuader de relire la lettre de la Princesse Palatine dans laquelle la drôlesse raconte comment les gens se soulageaient à la Cour de Louis XIV. Derrière un rideau de brocart au besoin. Et puis un jour, les odorats son tdevenus plus sensibles. La chose se produit par paliers au XVIIIe siècle. Il suffit de relire «Le miasme et la jonquille» de l’historien Alain Corbin, sorti en 1986. Aujourd’hui, plus rien ne doit sentir naturellement.
Pas étonnant, dans ces conditions, si le préfet de Paris Claude-Philibert Rambuteau, à qui la ville doit ses premières percées hygiénistes dans le tissu médiéval parisien, se soit offusqué. Date historique, il a ordonné la pose des premières vespasiennes en 1834. Elles étaient destinées aux honnêtes pisseurs. Las! Ces précieux édicules ont vite été squattés par les homosexuel mâles. Si leurs préférences avaient été décriminalisées à la Révolution, il n’existait pas encore de lieux de rencontres bien balisés. Bars, ou autres (1). Pendant plus d’un siècle, les messieurs venus innocemment faire leur «coulette» ont donc partagé le terrain (un tout petit terrain limité par un mur de tôle) avec certains de leurs congénères désirant rapidement consommer sur place des rapports plus charnels.
Une exposition éphémère
Ce sont ces endroits, amicalement surnommés «les tasses», qui font aujourd’hui l’objet d’un gros livre très illustré de Marc Martin. Un ouvrage qui a été accompagné à Paris par une exposition. Du 19 au 30 novembre, un «Point éphémère» a été installé 200, quai de Valmy. Il donnait à voir des images dans une reconstitution de cet objet patrimonial disparu. L’auteur parle en effet du passé. Victimes d’une nouvelle campagne hygiénique, les vespasiennes ont peu à peu disparu dans les années 1970-1980. Voyantes. Sales. Puantes,surtout (il en subsiste néanmoins à Arles). Même les toilettes situées dans des sous-sols urbains ont fini par se voir fermées. Il s’agissait surtout d’enrayer le trafic et la consommation de drogues. Marc Martin parle peu de ce moment délicat où les tasses ont trouvé d’autres formes de débouchés en matière de clientèle. Et puis, depuis 1981, il y avait le sida...

L'une des images très fantasmatiques de Marc Martin. Photo de l'auteur.
Le livre se compose d’historiques, d’entretiens avec les vétérans des WC publics et de photos. Les unes sont d’époque. Les autres constituent des restitutions avec figurants Marc Martin reste avant tout photographe, avec ce que cela peut supposer d’imaginaire. «Les tasses» sont aujourd’hui devenues mythiques, même si elles gardaient à l’époque fort mauvaise réputation jusque chez certains homosexuels (le mot «gay» n’est apparu que bien plus tard). Elles ont pris avec le temps un goût de danger, d’interdit et surtout de furtif. Un rapport n’y durait pas bien longtemps, même si les descentes de gendarmes restaient rares. Genève n’en ainsi guère connu au temps où son maire (dont je ne vous donnerai bien sûr pas le nom) passait pour les fréquenter assidûment. On pouvait ainsi penser à du Jean Genet, risques réels en moins même si de nombreuses villes tenaient des registres de police. Un peu ennuyeux dans un monde friand de certificats de bonne vie et mœurs…
Gentrification
Le livre se lit agréablement. Il y a un ou deux passages volontairement choquants sur les amateurs d’urine. Mais après tout des goûts et des couleurs... Le meilleur réside sans doute dans les très libres entretiens placés en fin d’ouvrage. Les gens interrogés sont en général sexagénaires. Voire davantage. Or tout a bien changé depuis trente ou quarante ans. On appelle ça l’évolution des mœurs. Elle ne va pas toujours dans le bon sens pour Marc Martin. «Les tasses» formaient selon lui «les premières pierres du vivre ensemble». Un univers sans exclusion, alors que les sites de rencontres actuels se chargent de faire un tri drastique. Non aux vieux, aux pauvres et aux moches. Ces forums sont devenus élitistes. Le monde «gay» officiel se veut jeune, mince, lisse et chic, même si la toute petite planète «bear» (gros, mûr et velu) va dans le sens contraire. A chaque action, un embryon de réaction.

Les toilettes de la Bastille mués en mur d'affichage révolutionnaire en Mai 68. Photo DR.
Et puis il y a le reste! «Les tasses», à en lire Marc Martin, accueillaient un public de gens libres venus vivre pour quelques minutes hors des contraintes quotidiennes. Or la gentrification de l’homosexualité a entraîné son embourgeoisement. Une vie en couple. Le pacs. Le mariage pour tous, même si ce dernier a mis la France cul par dessus tête. Autrement dit des formes nouvelles de respectabilité. Il ne manque plus que les enfants... Les marges disparaissent. Une certaine mixité sociale aussi. On peut coucher avec n’importe qui. Se mettre en ménage avec son dissemblable devient cependant une autre paire de manches. D’où une impression d’emprisonnement «Les tasses» de Marc Martin constituent en fait un livre sur une forme de paradis perdu. Le septième ciel sous forme d’envois en l’air. Avouez que tout cela tient d’une étrange aérostatique!
(1) Il faudra attendre pour cela la fin du XIXe siècle.
Pratique
«Les tasses, Toilettes publiques, affaires privées» de Marc Martin, 299 pages, aux Editions Agua.
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"Les Tasses". Marc Martin nous refait l'histoire sociale des toilettes publiques
Le photographe décrit les vespasiennes comme un paradis perdu. Celle d'une mixité sociale parmi les homosexuels. Une esthétique à la Jean Genet largement illustrée.