«Nous n'avons pas cru devoir, pour les tableaux exposés, spécifier le prénom d'un des frères le Nain. Nous n'estimons pas, scientifiquement, être en mesure de le faire.» Ces deux phrases sont tirées du catalogue de l'exposition «Les frères Le Nain», proposée au Grand Palais parisien fin 1978, dont je garde un souvenir lumineux. On la devait à Michel Laclotte, conservateur en chef des peintures du Louvre, et surtout à Jacques Thuillier. Spécialiste du XVIIe français, l'homme travaillait alors depuis des décennies sur le sujet. Il ne se sentait pas pour autant le droit de trancher.
Il faut dire que le problème se révèle de taille. Des cinq frères Le Nain, trois furent des peintres célèbres. Seulement voilà! Les toiles portant une signature ne donnent que les mots "Le Nain". Comme s'il s'agissait d'un de nos collectifs contemporains. Qu'est-ce qui revient à Louis, à Antoine ou à Mathieu, connus par des documents d'archives et quelques témoignages contemporains? Difficile de le dire. Louis et Antoine sont morts, à quelques jours d'intervalle, en 1648, année de la fondation à Paris de l'Académie royale de peinture et sculpture. Mathieu leur a survécu jusqu'en 1677. On pourrait alors jouer logiquement avec les dates. Pas de chance... Aucune œuvre datée des Le Nain se se révèle postérieure à 1648.
Une idée d'entité
Il semble que les amateurs aient très vite pris l'habitude de parler des Le Nain comme d'une entité. Ces provinciaux, qui avaient accompli une belle carrière dans la capitale, ne furent jamais oubliés à l'instar du Lorrain Georges de La Tour, leur contemporain. Il passa ainsi des Le Nain dans les ventes du XVIIIe et du XIXe. Ils ont parfois atteint des prix élevés. Cela dit, autre problème, seule une part minime de leur création a survécu. Les retables réalisés pour Laon, leur cité natale, ont été brûlés à la Révolution. Dans son catalogue toujours, que j'ai retrouvé dans ma bibliothèque, Thuiller estime que le trio a dû réaliser «en tout quelque 2000 tableaux» (aucun dessin connu). Dans les années 70, on en avait repéré 75. Certains ne sont plus considérés comme émanant des trois artistes. Ils seraient le fait de suiveurs. Thuiller lui-même avait déjà regroupé des toiles sous le nom générique de Maître des Cortèges. Jean-Pierre Cuzin retira par la suite des œuvres admises par Thuillier pour les donner à un Maître des Jeux. Des Le Nain inédits sont cependant apparus depuis, tant dans des collections privées que dans des églises.
Une nouvelle exposition Le Nain s'imposait donc. L'actuelle rétrospective du Louvre de Lens a en apparence connu deux étapes antérieures aux Etats-Unis, à Fort Worth, puis à San Francisco. Disons plutôt qu'il y a là un pot commun, avec des divergences d'opinion. Non seulement l'actuel catalogue, signé par Nicolas Milovanovic du Louvre et Luc Piralla de Lens, ne contient pas une seule ligne commune avec la version anglaise, mais certaines toiles ont changé d'attribution en traversant l'Atlantique. L'exposition actuelle, présentée de manière aérée, tente en effet d'établir un triple corpus. Milovanovic s'est hardiment lancé. Il donne un certain nombre de réalisations spectaculaires à Louis, "le plus doué". Il regroupe sous le nom d'Antoine les panneaux un peu raides, de petite taille, indiquant une autre main (1). Mathieu reçoit ce qu'il ne faut pas pour autant considérer comme le reste. Il s'agissait de lui trouver une personnalité cohérente. Il y a en plus, outre des tableaux du Maître des Cortèges, du Maître des Jeux, du Maître des Béguins ou de Jean Michelin (qui a lui un nom), des toiles magnifiques, rejetées à la réflexion du corpus. Il faudra leur trouver d'autres pères.
Un pari audacieux
Un tel pari, à mon avis réussi même s'il y aura toujours des contestations et des avis divergents, offre en outre le mérite de forcer l'attention. Devant les scènes religieuses, les quelques portraits, les rares mythologies et bien sûr les scènes de la vie paysanne qui ont fait la réputation des Le Nain (2), chacun se sent appelé à confronter son jugement à celui des commissaires. Autant dire que ces chefs-d’œuvre (cela dit, il y a aussi ici des choses médiocres) se font scruter de près. Le «Bacchus et Ariane» est-il bien de Louis? Est-ce bien lui également l'auteur du somptueux «Saint Jérôme», tout récemment découvert? Doit-on bien à Antoine le minuscule «Portrait d'Henri de Lorraine comte d'Harcourt», retrouvé il y a peu par Frédérique Lanoë chez un descendant des Le Nain? Et à qui attribuer «L'Académie» du Louvre, que Thuillier donnait encore en plein aux Le Nain? Ce beau tableau est-il même français? Milonanovic se le demande.
Les simples amateurs de peinture ancienne penseront sans doute qu'il s'agit là de querelles de chapelle. Ils préféreront voir, sans trop s'intéresser à ces arguties, «La Forge», «Le repas des paysans» ou «La charrette». Il faut dire que les salles de peinture française du XVIIe siècle ont été fermées près de cinq ans par le Louvre pour de médiocres réaménagements. Il y a aussi les prêts extérieurs. La National Gallery de Londres, l'Ermitage ou la National Gallery de Washington ont collaboré, ce qui confère à l'exposition un double aspect de réunion de famille. On n'est pas près de revoir autant de pièces réunies, même s'il s'agira toujours (comme le suggère la couverture du plan de salle distribué au public) des morceaux d'un puzzle dont manquent bien des pièces. Nicolas Milovanovic, qui a vraiment fait là du beau travail, a par ailleurs eu l'honnêteté du titre. Cette rétrospective s'appelle «Le Mystère le Nain». Autant dire que tous les secrets ne sont pas éventés.
(1) Thuillier s'était posé la question en d'autres termes. S'agirait-il là de tableaux antérieurs à ceux qui nous semblent plus aboutis? - (2) Rappelons que de tels sujets ne s'adressaient bien sûr pas aux intéressés. Les paysans des Le Nain étaient destinées à la haute société, comme les mendiants de l'Espagnol Murillo ou les scènes de taverne du Caravage.
Pratique
«Le mystère Le Nain», Louvre, 99, rue Paul-Bert, Lens, jusqu'au 26 juin. Tél. 00333 21 18 62 62, site www.louvrelens.fr Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10h à 18h.
Photo (DR/Musée d'Orléans): Le "Bacchus et Ariane". Cette rare toile mythologique du groupe est-elle bien de Louis Le Nain?
Prochaine chronique le samedi 6 mai. La Ca' Pesaro de Venise fait traverser l'Atlantique à William Merritt Chase, star de la peinture américaine de la fin du XIXe.
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LENS/Le Louvre tente de distinguer les mains des trois frères Le Nain