Le Zentrum Paul Klee de Berne se penche aujourd'hui sur l'expressionnisme d'Emil Nolde
Les deux artistes ont été liés en dépit de différences stylistiques et d'opinions politiques radicalement différentes. Nolde a réussi à devenir à la fois artiste dégénéré et pro-nazi. Klee avait lui fui en Suisse dès 1933.

Une figuration typique de Nolde, au style primitiviste toujours agressif.
Crédits: Succession Emil Nolde, Zentrum Paul Klee, Berne 2018C'est un peintre rare. Ce n'est pas
qu'Emil Hansen, vite devenu Emil Nolde (1), ait peu produit. Plus de
mille tableaux existent de sa main, plus les très nombreuses
aquarelles. Il subsiste de lui un très riche fonds, même si
son atelier berlinois a été bombardé le 15 février 1944,
réduisant une portion de sa production en cendres. Il se fait juste
que la plus grande partie de cet héritage appartient aujourd'hui à la Nolde Stiftung, située à Seebüll. Un petit village, près de la
frontière danoise. C'est là que le peintre, qui y possédait une ferme
entourée d'un jardin, est mort à 89 ans en 1956. Autant dire qu'il
faut traiter avec la fondation pour monter une exposition Nolde.
C'est ce qu'avait fait le Grand Palais à Paris en 2008.
L'homme se retrouve aujourd'hui au Zentrum Paul Klee de Berne. Une présence justifiée par une longue relation commune. Elle a commencé dès 1912. Klee et Nolde exposent alors tous deux à Munich avec les expressionnistes du Blauer Reiter, qui ne semblent pourtant pas leur tasse de thé. Allemand du Nord, le second est alors basé à Berlin, où il a été membre du mouvement Die Brücke, puis de la Sécession. Nolde peine à se situer au sein d'un groupe. Il a ainsi été exclus en 1910 de la Sécession berlinoise après une altercation avec son président, le très respecté Max Liebermann. Un artiste plutôt proche de l'impressionnisme. Il s'agit pourtant d'un nom connu, alors que Klee, de douze ans son cadet, reste encore à découvrir.
Passion pour la Nouvelle-Guinée
Klee et Nolde ont maintenu ce contact
toute leur vie. La chose n'a pas été sans mal. D'abord,
l'expression sans concession du second n'a pas grand rapport avec le
Bauhaus dont faisait partie le Bernois. Rien du plus différent de
Klee que la peinture sans dessin de Nolde Ici, pas de subtile ironie
ni de recherches rêveuses. Une matière épaisse et brute.
Des couleurs criardes. Les toiles de Nolde ont quelque chose
d'agressif, né de la fréquentation précoce des arts premiers. Pas
ceux de l'Afrique, encore trop policés pour lui. Le peintre s'est vite
passionné pour des régions moins acceptables sur le plan plastique,
comme la Nouvelle-Guinée. Un pays dont la production a tardivement
quitté l'ethnographie pour rejoindre les beaux-arts. Collectionneur
lui-même, Nolde a du reste participé à une expédition en
Nouvelle-Guinée allemande en 1913-1914. Le Zentrum Paul Klee peut
ainsi montrer des aquarelles et quelques toiles réalisées sur
place, avec des modèles indigènes. Modèles étant ainsi à prendre
dans les deux sens. Nolde se met bel et bien à l'école de ce qui
passait alors pour primitif (2).
Les principaux motifs de dissension entre Nolde et Klee ont cependant été politiques. Le second a plié bagage en 1933 quand les nazis sont arrivés au pouvoir. Retour en Suisse. Nolde a adhéré au parti national-socialiste. Non sans mal cependant, et ce pour deux raisons. Un plébiscite dans le Nord-Sleswig-Holstein, où il est né, a fait de lui en 1920 un Danois. Son art ne répondait surtout pas aux dogmes d'Hitler. Nolde est ainsi devenu à la fois un disciple du Führer et un artiste dégénéré. Une situation incompréhensible, puis intolérable pour lui. En 1937, ses créations se sont vues retirées des musées. Parfois même détruites. En même temps Nolde espérait encore des jours meilleurs. L'idée d'art dégénéré n'était pas partagée par tous les nazis. Si Alfred Rosenberg s'était fait l’idéologue d'un art figuratif et traditionnel, Josef Goebbels, le plus gros collectionneur allemand (à tous les sens du terme, d'ailleurs), appréciait l'expressionnisme. Il avait récupéré ainsi certaines œuvres rejetées et appréciait Nolde (3).
Dernière visite en 1938
Quand Nolde et Klee se sont revus pour
la dernière fois en 1938, le contact n'était donc pas rompu. Cet ultime échange semble même avoir été assez cordial, même si le
Bernois demeurait «une énigme» pour le Danois. L'estime mutuelle
demeurait intacte. Il en restera le souvenir après la mort de Klee en 1940,
alors que Nolde a perdu tout espoir de réhabilitation par un régime
lui interdisant désormais de peindre. Il écrivit alors dans ses «Notes en
marge» que le défunt lui semblait «comme un papillon volant au
milieu des étoiles.» Klee voyait plutôt en Nolde lui un «cousin des
profondeurs.» Le plus dur demeurait encore à venir pour l'artiste, replié
à Seebüll. Il devait survivre dans des conditions toujours plus
néfastes. Notons cependant que ces dernières lui serviront après
1945. Les sympathies national-socialistes de Nolde se verront vite
oubliées. Elles se voient en revanche d'emblée rappelées par le
Zentrum. C'est bien. Cela prouve hélas aussi qu'on peut montrer
certains créateurs pro-nazis, alors que le politiquement culturel
condamne aujourd'hui toute frasque sexuelle. Mieux vaut un Nolde
qu'un Chuck Close ou qu'un Roman Polanski...
La présentation ne met pas le peintre
très en valeur, alors qu'il s'agit d'un grand artiste d'un abord
difficile. Il aurait fallu un effort. Franz Marc ou Kirchner parlent plus volontiers au public.
La faute en incombe comme toujours au lieu, aussi peu muséal que
possible. Le parcours reste incompréhensible. Les aquarelles ont
l'air toutes petites dans l'aérogare dessiné par Renzo Piano.
Quelques textes aux murs n'auraient pas fait de mal, même si
la brochure d'accompagnement (dont il existe une version française)
se révèle bien faite. Le visiteur ne se sent jamais pris par la
main. D'où un certain découragement. Je note cependant la qualité du film sur Nolde projeté en
complément. Réalisé en 2017 par Wildrid Hauke, ce documentaire
d'un peu plus d'une heure montre le cadre de vie de Nolde à Seebüll
et les dernières personnes l'ayant connu. Une réussite.
(1) Dans une vie antérieure, l'homme a
enseigné le dessin à Saint-Gall de 1892 à 1897.
(2) Berne fait l'impasse sur
l'inspiration religieuse de Nolde, pourtant très forte.
(3) Nolde ne fera plus partie, grâce
une haute intervention, de la tournée des expositions d'art dégénéré
à travers l'Allemagne après celle de Munich.
Pratique
«Emil Nolde», Zentrum Paul Klee, 3, Monument im Fruchtland, Berne, jusqu'au 3 mars. Tél. 031 359 01 01, site www.zpk.org Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h.