Le Palazzo Reale de Milan propose sa rétrospective Carlo Carrà
L'artiste a passé par le divisionnisme, le futurisme et la peinture métaphysique avant d'adopter vers 1920 une figuration archaïque. L'exposition est la première en ces lieux depuis 1962.

"La muse métaphysique", 1917. Partie supérieure.
Crédits: Succession Carlo Carrà, Palazzo Reale MilanClaire pour les Italiens, que le sujet
passionne, l'histoire de la peinture transalpine du XXe siècle reste opaque ailleurs. Il y a bien les ventes spécialisées de Sotheby's ou de
Christie's, qui obtiennent des résultats étonnants. Mais elles se
cantonnent à l'après-guerre, avec quelques noms vedettes. Il s'agit
toujours de Lucio Fontana, d'Alberto Burri, d'Emilio Vedova, de Piero
Manzoni ou des tenants de cet «arte povera» plaisant tant aux
riches. Il serait d'ailleurs difficile à ces vacations de remonter plus en amont. Pour faire sortir légalement d'Italie une œuvre vieille
de plus de cinquante ans (soixante si j'ai bien compris d'après une
nouvelle loi), il faut se lever tôt et se coucher tard.
Dans ces conditions, Carlo Carrà
(1881-1966) reste logiquement un inconnu hors des frontières.
L'homme bénéficie aujourd'hui d'une grande rétrospective au
Palazzo Reale de Milan, sa première importante dans ces lieux depuis
1962. Autant dire qu'il faut se précipiter. Il ne s'agit certes pas
d'un peintre rare, mais il aura bénéficié de peu d'expositions
monographiques. Celle-ci se révèle en plus bien conduite par Maria
Cristina Bandera et Luca Carrà, qui dispose des archives familiales.
Tout se voit expliqué au visiteur qui découvre une carrière
longtemps restée en zigzags. Carrà a commencé dans une figuration stricte. Il a ensuite passé par le futurisme et la «peinture
métaphysique», avant de se trouver au début des années 1920.
«1922 est la date à laquelle j'ai finalement décidé de ne plus
cheminer avec les autres pour devenir juste moi-même.»
De Paris à Londres
Il y aura donc eu avant cela un long
chemin. Le Lombard est né en 1881 près d'Alessandria. Famille
pauvre. Ses dons pour le dessin se manifestent dès l'enfance. La
seule solution possible est d'en faire un apprenti décorateur.
L'adolescent se retrouve dès 1895 à Milan, où il suit le soir des
cours au Brera et découvre l’œuvre de Giovanni Segantini. Un
choc. En 1898, le débutant restaure une église de Monza. En 1900,
il devient l'un des multiples stucateurs travaillant à l'Exposition
Universelle de Paris. Il part ensuite pour Londres. En 1906, alors
qu'il est rentré depuis quatre ans, un oncle maternel accepte enfin
de financer ses études. L'exposition commence ici sur le plan
pratique. Il y a notamment une énorme et vigoureuse «Allégorie du
travail», encore divisionniste à la manière de Segantini. Une
révélation, le Brera ne montrant jamais ce tableau.
En 1909, ce peintre proche des
anarchistes («Les funérailles de l'anarchiste Galli» ne figure
hélas pas dans l’exposition) rencontre Umberto Boccioni et Filippo
Tommaso Marinetti. Il participe ainsi à l'aventure futuriste. Le
point culminant de cette période est une série d’œuvres sur papier montrées au
Palazzo Reale. Il n'y a là que du texte, articulé de manière très
graphique. Des calligrammes. C'est une impasse. Carrà passe donc à un
primitivisme l'amenant à schématiser au maximum ses personnages. Il
fait de l'«antigrazioso», un peu à la manière de certains Russes
de la même époque (dont Natalia Goncharova). A ces tableaux forts
succède vite une période métaphysique en compagnie de Giorgio de
Chirico et du jeune Giorgio Morandi. Lui aussi va poser dans des
décors de théâtre de rigides mannequins. Un mur propose ainsi à
Milan ses trois chefs-d’œuvre du genre, conservés au Brera.
Le pin qui donne le ton
Le genre s'épuise vite, sauf pour Chirico qui y reviendra (avec des buts commerciaux inavouables) jusqu'à la fin de sa vie. En 1921, Carrà donne ainsi un paysage d'assez petite taille, «Le pin près de la mer». C'est l'incunable de ce qui restera son style jusque dans les années 1960. Une figuration stylisée. Le décor d'une Italie encore intacte. C'est le temps où les peintres nationaux, en ces débuts du fascisme, regardent du côté de Paolo Uccello, de Giotto ou de Piero della Francesca. Il s'agit pour eux de revenir, mais d'une manière moderne, aux traditions nationales. Le mouvement s'appelle du reste Novecento (autrement dit XXe siècle). Carlo Carrà se voit du coup amené, mais de façon moins systématique que Mario Sironi, à produire de grandes décorations. Il travaille notamment pour le Palais de Justice de Milan, qui fait figure de laboratoire de la peinture officielle à la fin des années 1930. De cette commande, le Palazzo Reale propose les grands cartons dessinés.
L'essentiel n'en reste pas moins des paysages campagnards (les vues urbaines se voient alors découragées par le pouvoir) destinés aux amateurs. L'artiste propose un monde grave, immobile et serein. Avec une pointe de tristesse. Il s'agit d'une peinture sérieuse. Aucune évolution, ou presque, au fil des années. Ce sont toujours la même mer, les mêmes barques et les mêmes maison en forme de cubes. L'artiste expose beaucoup. Il se retrouve ainsi en 1938 à la Kunsthalle de Berne. La guerre le perturbe, mais pas sa production. Carrà trouve le temps de sortir ses mémoires en 1943, au pire moment. Après 1945, il se retrouve décalé. L'abstraction débouche d'un coup. Elle submerge le marché. L'Italie a tourné la page. Ou alors il s'agit d'un réalisme engagé à gauche, comme celui de Renato Guttuso. Rien à voir avec un art aussi intemporel que celui de notre homme, qui reçoit tout de même le Prix de Peinture (avec Matisse) à la Biennale de Venise de 1950.
Un classique
Devenu une figure historique, Carrà poursuit son chemin. Il meurt à 85 ans le pinceau à la main, ou presque. La vieille génération lui est discrètement restée fidèle. Viennent ensuite des années de purgatoire, sauf pour les périodes futuriste et métaphysique. C'est vers 1980 que les «Anni Trenta» recommencent à intéresser. Je me souviens d'une gigantesque exposition organisée au Palazzo Reale en 1982. Elle allait de la peinture au cinéma, en passant par l'architecture. Carrà est alors entré dans la sérénité de l'histoire, pour autant que celle-ci puisse se montrer sereine. Il fait désormais partie des classiques. Lui manque cependant, comme je l'ai déjà dit, la reconnaissance internationale. Il serait temps que l'art italien de la première partie du XXe siècle sorte de son vase clos. Il le mérite.
Pratique
«Carlo Carrà», Palazzo Reale, 12,
piazza Duomo, Milan, jusqu'au 3 février 2018. Tél. 0039 02 890 969
42 site www.mostracarlocarra.it
ou www.palazzorealemilano.it
Ouvert le lundi de 14h30 à 19h30, mardi, mercredi, vendredi et
dimanche de 9h30 à 19h30, jeudi et samedi de 9h30 à 22h30.
Photo: Le haut de «La Muse métaphysique» de 1917.