Le Museum Rietberg de Zurich se penche aujourd'hui sur "La question de la provenance"
L'historique des oeuvres entrées au fil du temps dans une institution publique a pris une énorme importance. Le Rietberg a entrepris des recherches dont il explique le sens lors d'un parcours à travers les salles.

Gardien de temple, Inde, dynastie Chola, IXe-Xe siècle. Donation Eduard von der Heydt. Le parcours montre la photo retrouvée de l'entrepôt indien où elle était vers 1920 et celle avec la statue chez le collectionneur au Monte Verità d'Ascona.
Crédits: Museum Rietberg, Zurich 2019.Ce n'est pas à proprement parler une
exposition. Le visiteur du Museum Rietberg de Zurich se voit invité
à parcourir les collections permanentes, ou du moins une partie
d'entre elles. Il y a là dix stations, ce qui fait tout de même
quatre de moins que pour un chemin de Croix. L'institution n'en
avance pas moins sur un terrain glissant. «La question de la
provenance» se situe désormais au cœur de débats. Jusque dans les
années 1980, elle n'avait soulevé aucun problème. Aucune
discussion. Les œuvres étaient là. Un point c'est tout. La France
a mis des décennies à se préoccuper de ses MNR, autrement dit des
œuvres déposées dans ses musées après la guerre, alors qu'elles
n'avaient pu se voir rendues à leurs légitimes propriétaires.
A quoi sert l'établissement d'une provenance? «Elle s'efforce de clarifier l'origine des œuvres d'art.» L'idéal serait de retracer leur histoire complète depuis la création par l'artiste. Vaste programme! La volonté actuelle de clarté et de transparence a cependant la chance de d'appuyer sur des curiosités anciennes. Depuis plus de trente ans, l'histoire des collections est devenue un souci majeur. Il aura fallu pour cela un changement d'optique. Jusque-là, les collectionneurs n'étaient pas vus comme des créateurs. Nul ne se souciait de savoir ce qu'ils avaient pu posséder, et parfois léguer à une institution publique. La Wallace Collection ou le Musée Condé à Chantilly constituaient des exceptions à cause de leur aspect immobile. Rien n'y entrait. Rien n'en sortait. Il s'agissait bien et bien de mausolées culturels.
Le cas von der Heydt
Mais revenons au Rietberg. Lui aussi a
dû se retrousser les manches il y a quelques années. L'origine du
musée est liée au fascinant baron Eduard von der Heydt (1882-1964). Un
personnage fabuleux et contradictoire. Ce amateur d'«art dégénéré»,
ce propriétaire du Monte Verità, lieu tessinois de toutes les
utopies libertaires, cet époux d'une psychiatre juive aurait fait
transiter des fonds nazis à travers la Suisse. Il a par ailleurs
beaucoup acheté dans le Berlin des années 1920 et 1930. N'y figureraient-ils des pièces spoliées, définies en tant que telles
il y a vingt ans par les Principes de Washington? Tout a été passé
au peigne fin avant l'hommage au baron il y a deux ou trois ans. Sur les quelque 1600 objets
von der Heydt, il en est apparu quatre de douteux. Le Rietberg les a
rachetés aux héritiers Oppenheimer en 2010, «pour une somme
équivalente à la valeur commerciale actuelle des objets.»

D'autres problèmes se voient abordés dans ce lieu voué aux arts extra-européens. Il y a bien sûr celui du démantèlement de certains temples abandonnés asiatiques ou ceux liés aux missions ethnographiques en Afrique. On sait à quel point ce dernier point est devenu chatouilleux, la presse ayant parfois fait des restitutions un juteux cheval de bataille. Deux points se voient mis en évidence, avec des photos d'époque, d'anciens catalogues de ventes aux enchères, de la comptabilité ou de la correspondance. Le premier est le cas de Hans Himmelheber (1908-2003). Un pionnier. Himmelheber était explorateur, scientifique et marchand. Il a mis en évidence les artistes africains en tant qu'individus, niant le côté collectif de la création du Continent noir. Sa thèse de 1935, «Negerkünstler», avait été une révélation et une révolution. L'homme achetait directement à des sculpteurs qu'il étudiait parallèlement, comme il l'aurait fait pour leurs équivalents occidentaux. Le Rietberg possède 750 objets Himmelheber.
Les bronzes du Bénin
L'autre affaire apparaît plus
sensible, même si cet adjectif sert dans l'exposition à qualifier
les restes humains. On n'a plus le droit de les montrer, même s'il
s'agit aussi d’œuvres d'art (une exception a été consentie cette
fois dans un but didactique). Il fallait bien parler au Rietberg des «bronzes du
Bénin». Ils sont arrivés dans le commerce international après
l'expédition punitive du général Dodds, qui avait bouté le feu à
la capitale et saisi d'admirables reliefs remontant parfois jusqu'au
XVe siècle. Le musée possède depuis les années 1990-2000 trois
de ces objets. Un provient du sulfureux Hans W. Kopp, l'époux de la
conseillère fédérale poussée à la démission. Un ange passe.
Aucune conclusion globale ne se voit proposée. Le Rietberg dit
qu'une «solution appropriée associant des restitutions, une
coopération et un transfert de savoirs» doit être trouvée avec le
Nigeria. Un pays qui n'a bonne réputation en raison de sa corruption
endémique. Mais là c'est moi qui parle.
Le but d'une telle manifestation n'est donc pas un mea culpa généralisé, avec plein de sanglots de l'homme blanc. Nous sommes ici du côté de l'histoire des collections. Une histoire qui parle de l'évolution du goût, des connaissances scientifiques et des sensibilités. La chose se voit du reste annoncée d’emblée au visiteur, qui déambule avec à la main une brochure (allemand, anglais et français) de 52 pages distribuée gratuitement. Je cite. «La possession d’œuvres d'art est un processus dynamique. Tout comme les humains le font depuis des siècles, voire des millénaires, les objets se déplacent. Ils changent de lieu: du domicile de l'artiste, ils aboutissent fatalement dans le commerce, dans les institutions scientifiques ou les collections. Les musées constituent en règle générale la dernière étape de la biographie d'un objet d'art.» Bref, c'est «La vie étrange des objets» que Maurice Rheims avait le premier mis en exergue dans son livre de 1960.
Preuves rares
Le problème, c'est que les transferts
de propriété ou de possession (ce qui ne revient pas au même en
droit) demeurent difficiles à établir pour des biens meubles. Ils
s'offrent en cadeau. Traversent par successions les génération.
Longtemps acquis comme du luxe, à la manière d'un manteau de
fourrure ou d'un gros flacon de parfum, ils ont vus leurs factures
jetées. On a longtemps dit aux gens qu'ils pouvaient détruire leurs
comptes au bout de dix ans. Les inventaires ne sont pas légion. La photo
a mis du temps à se voir utilisée, puis à se généraliser.
Difficile dans ces conditions d'aboutir à ce que le Rietberg appelle
«une culture de la mémoire». «La provenance de toutes les œuvres
est loin d'avoir été étudiée. La découverte des origines constitue
un processus de longue haleine.» Utopique même pour les choses de
peu de valeur ou de taille minuscule. L'amulette Tlingit (un peuple de l'Alaska) qu'aimait Eduard von der Heydt a dû passer, au propre, de
main en main.

Il y a donc une certaine sérénité et une réelle modestie dans le parcours imaginé par Esther Tisa Francini. Cela n'a pas empêché la presse alémanique d'y déceler des failles pouvant mener à des vérités inavouables. «Alles geraubt?» (Tout a-t-il été volé?) a ainsi titré la vénérable «Neue Zürcher Zeitung», qu'on a connue moins racoleuse. Mais que voulez-vous? Il faut vendre. Alors c'est soi-même que l'on vend. Cela s'appelle de la prostitution.
Pratique
«La question de la provenance», Museum Rietberg, 15, Gablerstrasse, Zurich, jusqu'au 30 juin. Tél. 044 415 31 31, site www.rietberg.ch Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h, le vendredi jusqu'à 20h.