L'architecte Ieoh Min Pei est mort à 102 ans. Retour sur un parcours très muséal
Le Sino-Américain faisait partie des modernistes, mais il savait s'adapter au terrain. Paris, Washington, Doha ou Luxembourg lui doivent des musées phares.

Un Asiatique souriant aux lunettes rondes, héritées du Corbusier.
Crédits: APL'architecture, ça conserve! Oscar
Niemeyer est mort à la veille de ses 105 ans en 2012. Ieoh Ming Pei
vient de s'éteindre à 102 ans accomplis, le 16 mai 2019. D'où les
nécrologies actuelles, dont les versions françaises s'attardent un
peu trop sur la seule Pyramide du Louvre (1). Et je vous signale à
tout hasard que Frank Gehry, l'homme du métier dont on parle
peut-être le plus aujourd'hui, à fêté ses 90 ans en février
dernier. Apparemment en pleine forme.
Pei est né à Canton en 1917. Sa famille vient de Suzhou, «la Venise chinoise». Elle se situe au sommet de la hiérarchie sociale, alors que le pays est entré en république depuis 1911. Son père finit par diriger à Shanghai la Banque de Chine, dont son fils refera un jour le bâtiment de Hongkong. L'enseignement tel qu'il se voit dispensé en Chine, avec une rigueur confinant à la raideur, convient mal à un jeune homme ayant perdu sa mère à 13 ans. Il part en 1935 étudier aux Etats-Unis. Grandes écoles. Brillant sujet. L'immigré suit notamment les cours de l'Allemand Walter Gropius, ce qui ne rajeunit personne. Il se retrouve du coup avec plusieurs diplômes, dont celui de la Design School de Harvard, obtenu en 1948. La même année, le débutant se voit recruté par le promoteur immobilier William Zeckendorf.
Le coup de pouce de Jackie Kennedy
En 1948, l'homme sait déjà ce qu'il
veut, et surtout ce qu'il ne veut pas. Il s'agit d'un moderniste, à
une époque où la bataille fait encore rage entre les tenants du
style Beaux-Arts, qui surchargent leurs gratte-ciel de colonnes à
l'antique ou de décors sculptés (personnellement, j'aime bien, mais
j'ai aujourd'hui là un goût dissident) et ceux d'un style puriste
inspiré par le Bauhaus. Une sorte de Bauhaus surdimensionné. Il
suffit de voir un film comme «Le Rebelle» de King Vidor (1949), où
Gary Cooper incarne un bâtisseur entendant briser les vieilles
règles. La progression personnelle de Pei reste cependant lente. Les
spécialistes s'accordent aujourd'hui à écrire que sa carrière
personnelle a pris l'ascenseur quand Jackie Kennedy l'a choisi en
1964 pour imaginer la JFK Library, prévue près de Boston. L'édifice
ne se verra inauguré qu'en 1979. La future Jackie O n'est alors pas
seulement une veuve de président. Il s'agit d'une arbitre du goût
aux Etats-Unis.

Dès lors, les commandes se multiplient pour Pei, qui forme son propre bureau en 1966. Pei, Lobb, Freed & Partners remplit son carnet en Amérique et ailleurs. Mais peu en Europe. Il se voit bien sûr amené à construire des musées, qui font de plus en plus office de cathédrales modernes. Pei crée ainsi la sensation en 1983, année où il reçoit par ailleurs le prix Pritzker, avec sa nouvelle aile de la National Gallery de Washington. Il s'agit d'un geste architectural sans doute davantage destiné aux «trustees» et au public qu'aux collections proprement dites. Il y a notamment là un gigantesque hall. Il tape dans l’œil de François Mitterrand, président de la République française depuis 1981. Ce dernier va vouloir le Sino-Américain (Pei a son passeport US depuis 1954) pour son Grand Louvre en gestation. Il faut notamment au palais une entrée, que le socialiste veut moderne.
Polémiques innombrables à Paris
Raconter les polémiques que va
engendrer cette décision remplirait plusieurs pages de ce site. On
n'a rarement vu, même en France, autant d'agitation patrimoniale et
culturelle. Je me souviens pourtant d'une place naguère occupée par
un square, faiblement éclairé la nuit grâce à quelques réverbères. Il
servait aux chiens du quartier à faire le soir leur promenade
hygiénique. La Pyramide a fini par se construire, après apaisement
des conflits et plusieurs années de fouilles archéologiques aux
résultats palpitants. Le résultat a fait l'unanimité. Mais pour,
cette fois. On sait que la Pyramide s'est révélée depuis
insuffisante comme dégagement. Elle s'est du coup vue modifiée à
l'intérieur, avec le plein accord de I.M. (comme «I am») Pei.

La publicité, même mauvaise, produit toujours un résultat. Notre homme, au visage souriant avec des lunettes rondes (un héritage de Le Corbusier), se voit désormais adopté partout. Même en Chine, où il n'est pas revenu depuis bien longtemps. Le libéralisme économique adopté par un pays officiellement communiste exige d'énormes bâtiments modernistes. Très hauts, sutout. Ce sont là les symboles du pouvoir et de la richesse. Pei va faire très fort avec la Bank of China à Hongkong. Une commande acceptée avec l'assentiment de son vieux père, qui avait passé par l'ancien édifice. Un projet titanesque alliant technologie et sauvetage. La House Murray, le lieu choisi, reste un monument classé. Il faut d'abord la démonter brique à brique avant de la reconstruire sur une autre île. Dans le terrain laissé vierge, Pei plante une aiguille autre de 305 mètres. Il s'agit bien sûr d'un symbole. Mais peu durable. On a construit depuis plus haut dans l'ex-colonie britannique.
Une retraite très provisoire
En 1990, l'homme prend officiellement
sa retraite. Tout a une fin. Elle se révèle cependant ici provisoire. L'architecte crée un nouveau cabinet avec ses fils,
issus de son sérail. Naît ainsi Pei Partners Architects. Une maison
très active, grâce à son nom. On lui doit plusieurs nouveaux
musées, ou alors l'extension d'anciens. I.M Pei impose avec moins de
problèmes qu'à Paris un audacieux agrandissement pour le Musée
historique allemand de Berlin en 2003. Il se plie aux contraintes
d'un contexte monumental ancien pour celui du Luxembourg en 2006. Il
fait sortir de toutes pièces du sable celui de Doha du sol en 2008.
L'année suivante, le Macao Science Center marque son chat du cygne.
Il a 92 ans. La boucle est bouclée.
(1) Je signale la très longue et très documentée biographie de Pei sur Wikipedia. Il y a de tout dans ce dictionnaire en ligne!
