
Le Mémorial de Caen occupe un peu en France la position du Musée de la Croix-Rouge (et du Croissant-Rouge) à Genève. Il s’agit d’un endroit où l’histoire l’emporte par principe sur l’art. Les deux choses ne se révèlent pourtant pas incompatibles. Il y a manière de concilier les deux avec l’idée que les grands événements, et leurs conséquences, influencent les créateurs. Il existe ainsi une peinture typique de l’immédiat après-guerre. J’en vois même deux. La déflagration des années 1939-1945, qui se termine avec la découverte des camps et l’utilisation des premières bombes atomiques, a bien sûr renforcé l’abstraction. Pas la sage géométrie des années 1920, mais l’explosion lyrique de la matière. C’est elle que découvrent aujourd’hui les visiteurs du Mémorial. Mais il existe aussi après 1945 une figuration assez sinistre, souvent proche du Parti Communiste. Alberto Giacometti ou Francis Gruber pour le meilleur. André Fougeron, dans le genre psycho-rigide. Pour la gauche, l’abstraction constituait vers 1950 un formalisme bourgeois. Le socialisme devait rester réaliste.

Jean Claude Gandur dans l'espace consacré à Cobra. Photo DR.
La production abstraite des années 1945 à 1962 avait donc sa place au Mémorial, qui s’est converti aux beaux-arts en 2019 avec une exposition (tout ce qu’il y a de plus figurative, celle-là) consacrée à l’Américain Norman Rockwell (1894-1978). Pour en arriver là, il a cependant fallu un hasard, lui aussi historique. Le directeur Stéphane Grimaldi, qui copine avec son «pays» Jean-Yves Marin, se trouvait à Genève. Il avait déjà repris l’exposition du Musée Rath sur la Croix-Rouge. L’homme a ainsi rencontré Jean Claude Gandur. On sait que ce dernier, multi-collectionneur, possède notamment l’un des plus importants ensembles de peintures non-figuratives européennes (1). Il prête volontiers. On a déjà vu ses œuvres en France à Montpellier ou Bordeaux. Une collaboration avec la Fondation Gandur pour l’art (FGA), qui emploie aujourd’hui douze personnes, semblait du coup envisageable. Il suffisait de piocher dans un fonds regroupant aujourd’hui autour de mille œuvres. Un fonds en mouvement perpétuel. Ces derniers temps, l’homme d’affaires a encore acquis une quinzaine de pièces. Il parle en plus aujourd’hui d’étendre sa curiosité dans le temps en allant jusqu’à la Nouvelle Figuration des années1960 ou au groupe Supports/Surfaces.
Un cadre difficile
Bertrand Dumas et Yan Schubert de la FGA ont donc joué les commissaires. Il s’agissait pour eux de former un tout cohérent pouvant trouver place dans un pavillon attenant au Mémorial. Un lieu à l’allure improbable, mais voulue résolument moderne. S’il a été jusqu’au début des années 2000 le musée de Régions le plus visité de France, avant l’arrivée des Confluences de Lyon, du MUCEM marseillais ou du Louvre de Lens, l’endroit ne doit guère attirer ses centaines de milliers de visiteurs annuels grâce à son architecture, signée Jacques Mollet. Pour tout dire, à côté du Mémorial, le triste Palexpo genevois possède la beauté élégante du Parthénon. Au final, 75 toiles se sont vues retenues. Elles ont ensuite été réparties en huit sections. L’idée était non seulement de montrer, mais de raconter. L’histoire évoquée va de la Libération de 1944-1945 à 1962, date marquant la fin de la Guerre d’Algérie. Avec quelques digressions. La création espagnole, proposant des gens comme Luis Feito ou Francisco Farreras, renvoie bel et bien au franquisme, le pays (exsangue après la Guerre Civile) s’étant replié sur lui-même après 1939.

Un Georges Mathieu des débuts, avant que le peintre se donne en spectacle. Photo Succession Georges Mathieu, Fondation Gandur pour l'art.
Ce n’est cependant pas, en dépit des lieux, un parcours politique que proposent Yan Schubert et Bertrand Dumas. Ils avaient mieux à faire. Leur but était d’articuler une création finalement très diverse. La trajectoire de Cobra, prise entre Copenhague, Bruxelles et Amsterdam, tient de la courte «aventure», même si ses participants ont continué toute leur vie à proposer la même profusion (apparemment désordonnée) de signes et de couleurs. Des solitaires, comme Jean Dubuffet, se sont colletés avec la matière. Les formats ont volontiers explosé, sous l’influence américaine (Jean Claude Gandur ne s’intéressant pas aux USA vu la montée déraisonnable des prix). Le geste a par ailleurs parfois tout dominé, virant à la posture. Je pense à Georges Mathieu, dont la FGA détient quelques-unes des meilleures toiles de jeunesse, avant que le Français se lance dans une peinture-spectacle sans grand intérêt. Et puis il y a ceux, plus sages ou plus frileux, qui ont tenté de concilier l’abstraction de leurs débuts et le goût bourgeois d’alors. Nicolas de Staël par exemple, dont Jean Claude Gandur détient un célèbre bouquet de fleurs, aussi coloré que consensuel.
Un travail muséal
Chaque visiteur fera son miel dans ce florilège, qui va alphabétiquement de Pierre Alechinsky à Léon Zack, en commençant sur les cimaises par le très important «Sarah» de 1943. Une œuvre marquant le début des «Otages» d’un Jean Fautrier revenu à la peinture. Ce qu’il y a de sympathique, et de fort en même temps, c’est que des noms aujourd’hui illustres, comme celui d'un Pierre Soulages promu monument historique, voisinent avec des créateurs méconnus. Voire inconnus. C’est bien à un travail muséal que s’attaque la Fondation, même si des critères financiers entrent fatalement en jeu. Jean Claude Gandur ne peut pas tout acheter, et il se limite intelligemment aux gens que le marché n’a pas surfaits.

Le bouquet de fleurs de Nicolas de Staël. Photo Succession Nicolas de Staël, Fondation Gandur pour l'art.
Pour le public, toujours attiré par les stars, c’est l’occasion de découvrir des gens comme Georges Noël (dont une œuvre égarée figure parfois au Centre Pompidou), Jean Degottex, Peter Brüning (là, je suis complètement largué). Salvatore Scarpitta, Gérard Deschamps, Iaroslav Serpan ou Jean-Michel Atlan (ici, je m’y retrouve). Au propre comme au figuré, la palette s’élargit. La notion d’école ou de mouvement prend son sens. Nous sommes dans l’air du temps. Le visiteur a aussi l’assurance de découvrir les meilleures pièces d’artistes dits mineurs, au lieu des habituelles réalisations secondaires d’artistes supposés majeurs. Bref. Une telle exposition, même présentée et éclairée comme elle le peut sur deux étages, élargit le débat. Et tant pis si les grand Américains, de Pollock à Morris Louis, demeurent absents. Ils passent certes pour plus importants. Plus iconiques. Plus je ne sais quoi encore. Mais, eux, le public les voit aujourd’hui un peu partout.
Une oeuvre de Jean-Michel Atlan aux oiseaux symboliques. Photo Succession Jean-Michel Atlan, Fondation Gandur pour l'art.

(1) Les Genevois en ont eu l’idée grâce à une exposition du Musée Rath en 2011.
Pratique
«La Libération de la peinture», Mémorial, Esplanade du Général-Eisenhower (c’est très loin du centre ville), jusqu’au 31 janvier 2021. Tél. 0033231 06 06 44, site www.memorial-caen.fr Ouvert de 10h à 17h. Le Mémorial lui-même reste accessible de 9h à19h.
Cet article résulte d’une invitation à Caen de la Fondation Gandur pour l’Art.
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"La Libération de la peinture". Caen présente la collection de Jean Claude Gandur
Le Mémorial accueille 75 oeuvres abstraites créées de 1945 à 1962. L'art l'emporte sur l'Histoire en dépit des lieux. C'est aussi l'occasion de découvrir des artistes méconnus.