La Ca' Pesaro de Venise présente l'abstrait américain Arshile Gorky. Une révélation
D'origine arménienne, le peintre, mort en 1948 à 44 ans, ne se voit que rarement honoré par une rétrospective complète. Un succès de plus pour le musée.

"One Year the Milkweed", 1944. Une toile prêtée par Washington.
Crédits: National Gallery, Washington DC 2019Mais c'est un Cézanne! Eh bien non. Il
s'agit d'un Arshile Gorky première manière. C'est à dire sous
influence. Il y aura ensuite celle de Picasso. Très prégnante.
Comment échapper à l'emprise de l'artiste vivant le plus célèbre
du monde dans les années 1930? Puis viendra Miró. Et enfin, au bout
de chemin, lui-même. L'artiste américain a éprouvé bien du mal à
se trouver, même si ses tâtonnements dévoilés pat la Ca' Pesaro
de Venise sont loin de rester sans intérêt. Ils prouvent un peintre
cultivé. Curieux de tout. Ouvert à l'Europe. Les Etats-Unis ne vont
s'affirmer que dans les années de guerre, avant de dominer
autoritairement la scène internationale après 1960.
Montrer Gorky, c'est aussi raconter une vie difficile, qui commence et finit mal. Vosdnik Adoian est Arménien. Il est né dans la Turquie actuelle vers 1904. La date adoptée reste de convenance. Sa famille échappe au génocide des années 1910. Sa mère n'en meurt pas moins de faim en 1919. Il en reproduira plus tard les traits, repris de l'unique photo conservée les montrant ensemble. Des solidarités familiales lui permettent d'arriver aux Etats-Unis dès 1920. En 1924, il change de nom à New York. Assez vite, le débutant se fait des relations. Stuart Davis. Un aîné. Willem de Kooning. Son contemporain. L'artiste survit grâce au projets sociaux conçus pour les artistes pendant la Crise. Il réalise ainsi des peintures murales, qui ont souvent disparu. La Ca' Pesaro en montre les esquisses, résolument modernes.
Reconnu par André Breton
La reconnaissance finit par venir après
une première exposition en 1935 et l'octroi de la citoyenneté
américaine en 1938. Le MoMA le fait entrer dans ses collections en
1942. Deux ans plus tard, Gorky rencontre André Breton, réfugié
aux Etats-Unis. L'écrivain en fait le dernier des surréalistes.
Gorky est alors le poulain de Julian Levy, l'un des principaux
galeristes new-yorkais. Le succès pour cet homme en début de
quarantaine. Il émerge ainsi un peu avant Jackson Pollock, avec une
manière de travailler bien plus traditionnelle. Arshile utilise le
pinceau et des couleurs très liquides. Il ne déverse pas
directement la matière sur sa toile. C'est son inconscient, et non
le hasard (aidé par l'alcool) qui produit ses œuvres.

Le destin rattrape alors Gorky, marié et père de famille. Son atelier brûle en 1946. Un accident de voiture le laisse infirme en 1948. Il ne peut plus travailler, sans espoir de guérison. L'homme choisit de se suicider. Il ne s'agit pas d'une fin métaphysique à la Mark Rothko. C'est une sortie du genre Exit. Mais sans l'aura romantique à la James Dean de la voiture écrabouillée de Pollock. C'est donc ce dernier qui se retrouve mythifié par le grand public. Gorky restera, reste toujours d'ailleurs, un peintre confidentiel. A tous les sens du terme. Aucune œuvre importante ne passe régulièrement eux enchères, pulvérisant à chaque fois le record. Elles tendent à changer de mains en tractations privées. Peu de pièces présentées à Venise proviennent d'institutions publiques.
Un ensemble complet
L'ensemble réuni par Vénitienne
Gabriella Belli et la Londonienne Edith Devaney se révèle donc à
la fois rare et passionnant. Les rétrospectives Gorky ne sont pas
légion. Il n'y en avait jamais eu en Italie. Celle-ci offre en plus
l'avantage de montrer toute la carrière, depuis les années 1920. Il
n'y a donc pas les parties cachées, comme c'est souvent le cas quand
un artiste tâtonne ou au moment où sa production fléchit. C'est
ainsi, honnêtement, que l'on peut juger si l’ensemble se tient, ou
s'il a juste connu un pic de qualité. Chez l'Arméno-Américain,
tout n'apparaît certes pas du même intérêt, mais il n'y a rien à
jeter. Il existe ainsi un Gorky figuratif très attachant, comme les
silhouettes humaines un peu floues des premiers Rothko retiennent
l'attention. Et pas uniquement dans la mesure où elles annoncent la
suite.

Et puis, bien sûr, la fin constitue une suite d'explosions. La Ca' Pesaro peut présenter des créations essentielles, dont certaines proviennent de la National Gallery de Washington, de la Collection Thyssen de Madrid, de la Tate Modern, du musée de Jérusalem ou même de Beaubourg, où je n'ai pas souvenir d'avoir vu la toile en question aux murs. Devant elles, le visiteur se laisse aller. Obligatoirement. Un inconscient doit en rencontrer un autre. D'où une exigence d'attention. Un besoin de silence. Un temps de pose (ou de pause). La visite de cette exposition exige une réelle disponibilité du public.
Grand projet
Avec cette rétrospective, qui échappe
à la Biennale comme tous les accrochages vénitiens d'importance cet
été (Arp, Baselitz, Kounnelis, Tuymans, Burri...), la Ca' Pesaro
conforte sa position ascendante. Jadis poussiéreux, ce musée d'Etat
a remonté la pente. Ses liens avec l'Amérique, confortés par
le dépôt permanent de la Collection Ilona Sonnabend d'art minimal, lui ont permis
de montrer les portraits de David Hockey l'an dernier. William
Merrritt Chase, un grand peintre états-unien du XIXe siècle ayant
travaillé à Venise, un peu plus tôt. L'institution étudie par
ailleurs la création nationale (1). Elle a présenté il y a peu le
méconnu Gino Rossi (1884-1947). Elle propose en ce moment, un étage
au-dessous de Gorky, une collection permanente revisitée.
«Permanent» constitue d'ailleurs ici un mot sans objet. Tous les
six mois, l'accrochage bouge. Il y a cette fois de grandes toiles à
sujets bretons, achetées aux premières biennales et, grâce à
l'appui de collectionneurs, un parcours centré sur Carlo Carrà et
Mario Sironi. Car le musée tend la main aux privés! C'est ainsi
qu'il obtient dépôts et dons, comme récemment la Collezione Chiara
e Francesco Carraro.

La Ca' devrait par ailleurs bénéficier d'un grand projet, d'une lenteur toute étatique. Logé sous le toit,
le Museo Orientale va déménager. Son installation est prévue à
San Gregorio, une église fermée depuis des décennies, et son
cloître, déjà utilisé pour des présentations temporaires. Un
lieu situé entre les fondations de Peggy Guggenheim et de François
Pinault. Un jour... Une fois... Il est permis d'imaginer un étage
plus contemporain dans ce palais fabuleux bâti vers 1680 par
Baldassare Longhena sur le Grand Canal. Ce serait rejoindre la
volonté de la donatrice Felicità Bevilacqua La Massa à la fin du
XIXe siècle. Son testament disait qu'il fallait vouer l'endroit aux
artistes en devenir. Un message qui tarde à passer...
(1) La Ca' est allée jusqu'à rendre hommage au maître de la confection bon marché des années 1960-1970 Fiorucci.
Pratique
«Arshile Gorky», Ca' Pesaro, 20176 Santa Croce (on entre à l'arrière par une ruelle), Venise, jusqu'au 22 septembre. Tél. 039 041 72 11 27, site www.capesaro.visitmuse.it Ouvert du mardi au dimanche de 10h30 à 18h. Café avec terrasse donnant sur le Grand Canal.