Jean Starobinski est mort à 98 ans. Une partie de la critique littéraire est partie avec lui
Le Genevois avait à la fois accompli des études de médecine et de lettres. Elles lui ont conféré une vison large et synthétique d'une littérature principalement axée sur le XVIIIe siècle.

Jean Starobinski, vers 2000.
Crédits: Steeve Iuncker GomezOn les voyait encore, il y a peu, faire
leur petite promenade avant de rentrer chez eux à Champel. Un grand
appartement, un peu impersonnel, avait depuis longtemps remplacé
leur capharnaüm de livres précieux (40 000 volumes!) de la rue de
Candolle. Les silhouettes pouvaient sembler frêles, mais on n'avait
jamais connu Jean Starobinski bien solide. L'homme vient de mourir à
98 ans en laissant veuve son épouse d'une vie, Jacqueline. Ce sont
les chênes que l'on abat, pour reprendre l'image de Malraux. Les
roseaux accomplissent leur tâche jusqu'au bout. Le Genevois aura
produit en six décennies un nombre considérable de livres hautement
considérés. Plus ses articles. Plus ses cours. Plus ses animations.
On se souvient du souffle (aujourd'hui bien retombé) qu'il avait su
donner aux Rencontres internationales, fondées en 1946. Il les aura
présidées trente ans!
Les médias ont su rendre dès hier hommage à cet homme exceptionnel. Ils l'ont fait avec une double mélancolie. Il y avait le décès récent, bien sûr, mais aussi le sentiment qu'une page s'était tournée. Comme en bien des matières aujourd'hui. La fameuse «Ecole de Genève», qui a fait prospérer la critique au sens le plus élevé du terme, a perdu sa dernière figure marquante. Il y a eu Alfred Thibaudet, Jean Rousset, Marcel Raymond ou Roger Dragonetti. Tous s'en sont depuis longtemps allés. Michel Jeanneret, qui était un homme charmant, nous a pour sa part quittés la semaine dernière. La Faculté de Lettres, que dirige aujourd'hui le sémillant Jan Blanc, n'a pas fermé boutique, bien sûr! Mais elle se rencontre plus le même écho national et international. Le poste que Jean Starobinski a occupé de 1967 à 1985 est aujourd'hui assuré par Martin Rueff. Je n'ai rien contre ce monsieur. Mais il ne possède pas tout à fait la même carrure, même si l'enseignant possède comme de juste son fan club.
Une filière plus sûre
Ce que Jean Starobinski possédait, et
qu'il deviendrait sans doute impossible à acquérir de nos jours,
c'était une double formation complète. Scientifique et littéraire.
Comme pour «l'honnête homme» du XVIIe siècle. Cet enfant de Juifs
arrivés de Pologne en 1913, et restés en Suisse à cause de la
guerre de 1914, avait été poussé par son père du côté de la
médecine. Plus sûr! L'étudiant en a donc suivi la filière, tout
en se consacrant aux belles-lettres. Il avait pour lui la
psychiatrie, l'histoire et la littérature. Avec des intérêts
poussant jusqu'aux beaux-arts. Je pense à «L'invention de la
liberté» en 1964, sorti en un temps où l'histoire de l'art
bafouillait dans les pays francophones. Sa vision en était devenue
globale. L'éventail s'était élargi au maximum. Le professeur et
auteur utilisait l'ensemble des connaissances acquises pour ses mises
en contexte. Une leçon pour nos contemporains, qui ne supportent
plus dans tous les domaines (histoire des lettres, histoire de l'art,
médecine) que les spécialistes. Pensez qu'il y a de nos jours des
carrières se bâtissant sur un seul peintre ou un unique écrivain,
avec ce que la chose peut présenter d'étriqué!
Entre Paris, Bâle et les Etats-Unis, avec l'essentiel produit à Genève, le parcours de Jean Starobinsi lui a ainsi permis d'aborder des matières fort diverses. Et cela même si le XVIIIe siècle en semblait le pivot. Le Genevois n'a jamais cédé aux modes, qu'elles se cristallisent sur des auteurs ou des façons d'écrire. Il ne s'est ni enfilé dans l'existentialisme de Sartre, ni dans le niveau zéro du Nouveau Roman, ni dans le structuralisme (même si c'est lui qui est le premier à s'être sérieusement occupé de Ferdinand de Saussure). Il a suivi sa voie, en apparence classique. Il s'agissait pour lui de se pencher sur les grands textes. Mais pas de trop près. Ni de trop loin. Son analyse supposait une juste mesure. On a parlé à son propos de «courage de la modération». C'est moins spectaculaire que les grands cris, bien sûr. Mais la chose permet aussi aux livres de traverser le temps. Il suffit de compter le nombre des rééditions, parfois multiples, de Starobinski.
Pensée et formulations claires
Tout cela était vu et dit à hauteur
d'homme. Sans dessèchement. Avec un certain humour. Le sens du
récit. L'absence de mépris pour l'anecdote. Le dédain du verbiage,
qui constitue le mal endémique des universités. Le désir de rester
accessible, que se soit comme personne ou comme auteur. C'est souvent
facile à lire, du Jean Starobinski! Il était de la génération
pour laquelle une pensée claire devait s'énoncer d'une manière tout aussi claire. Sans effets de manches. Il est vrai qu'en tant qu'admirateur
des Lumières (avec un faible pour Denis Diderot, en plus de
Jean-Jaques Rousseau), l'exégète ne devait pas aimer les
brouillards.
Dans ma carrière, j'ai eu deux fois l'occasion de réaliser un long entretien avec Jean Starobinski. Je me souviens plus d'une conversation que d'un discours professoral. La première, c'était pour un exercice relevant de l'histoire de l'art. Le Louvre lui avait demandé de produire une exposition graphique sur le thème des «Largesses». Il avait donné un beau texte, le pré-choix des œuvres (qu'il avait ou non ratifiées) ayant été assuré par les conservateurs du musée. La seconde, c'était quand la Fondation de Genève lui avait accordé en 2010 dans un Victoria Hall archi-comble son Prix. Un prix si mérité que les gens le lui croyaient déjà décerné depuis longtemps. Le public lui avait réservé une ovation. L'homme avait su s'insérer dans la cité. Naturellement, et non pas au forceps, comme on le voudrait aujourd'hui. D'ailleurs, c'est vite vu. Pour les Genevois, il était devenu «Staro». Un diminutif en dit toujours beaucoup. Il suffit à vous faire reconnaître par chacun.