Fréréric Elsig défend le pouvoir de l'oeil avec "Connoisseurship et histoire de l'art"
Ce petit livre se bat contre l'intellectualisation actuelle. Nous nous détournons des oeuvres afin de produire du discours. Politiquement correct, si possible.

Frédéric Elsig. Il publie aujourd'hui un livre militant.
Crédits: RTSIl s'agit d'un petit livre. Normal.
C'est dans ce genre d'ouvrages que se disent le plus de choses,
surtout dans le domaine de l'histoire de l'art. Lourds, épais,
colorés et chers, les autres ressemblent en fait à des albums. Le
titre actuel peut pourtant étonner les néophytes, avec son
franglais. Frédéric Elsig parle de «Connoisseurship et histoire de
l'art». Il faut dire que le professeur à l'Université de Genève
n'a pas choisi un éditeur grand public. L'ouvrage a paru chez Droz,
qui sort dans notre ville les textes les plus trapus sur la culture
de la Renaissance.
Je vous parle assez souvent des
activités de Frédéric, dont le champ d'activité est la peinture
nordique en général, avec une focalisation sur celle de la France
aux XVe et XVIe siècles. La dernière fois, en avril, c'était à
l'occasion du colloque «Peindre en Avignon aux XVe et XVIe siècle».
Le huitième épisode d'une série aux allures de feuilleton
historique. Cette expérience académique, ancrée dans la réalité,
sert d'ailleurs de terreau au livre. Elle lui fournit en tout cas des
exemples. La plupart des artistes révélés par ces études sont
sortis de l'ombre grâce au «connoisseurship», ce savant mélange
de science, de flair et d’œil.
Frédéric Elsig, comment définir le
«connoissseurship»?
Je vais en dresser le cadre minimal. Il
s'agit de la capacité d'établir une identité à une peinture, une
sculpture ou un dessin. Je dirais que nous sommes ici dans une
histoire de l'art matérielle, qui s'applique à des
objets réels. Le «connoisseurship» exige la compétence d'un
regard exercé. Une compétence utilisant des disciplines au départ
hétérogènes. Il faut avoir beaucoup vu avant de savoir comparer.
Des intuitions se révèlent par ailleurs nécessaires. On sort du
coup des disciplines académiques, avec la conséquence que cela
suppose. Il est selon moi possible de devenir connaisseur sans être
historien, alors que le contraire me semble impossible.
A quand remonte cette discipline?
Elle est par définition liée au
marché de l'art. Il y a eu des connaisseurs dans l'Antiquité. Ils
sont ensuite disparu. Ces spécialistes opèrent leur retour à
partir du XIVe siècle. Ils fleurissent à Paris et à Londres à
partir du XVIIIe siècle, quand le commerce des œuvres prend
sa forme actuelle. Le savoir s'utilise désormais comme un moyen de
spéculer économiquement à partir d'une découverte, puis de sa
confirmation par une autorité scientifique.
A quel moment peut-on situer le sommet
de cette pratique?
Je dirais entre 1850 et 1950. C'est la
période durant laquelle les ventes d'«Old Masters» atteignent des
records en matière de volume et de prix. On a assisté depuis à un
phénomène de raréfaction. Les chefs-d’œuvre anciens sont
devenus exceptionnels chez les marchands. La plupart se trouvent
désormais dans des musées. On a donc moins de ces grands «œils»,
indépendant des institutions, mais parfois liés à des marchands,
comme Max Friedländer ou Bernard Berenson. Le dernier de ces
monstres sacrés a sans doute été Federico Zeri.

Quel est le statut actuel de ces
connaisseurs?
Il faut distinguer entre les trois
secteurs que sont le marché, les musées et les universités. Ces
dernières se sont mises vers 1970 à avoir une perception négative
du «connoisseurship». C'est le moment ou elles s'écartent de la
perception traditionnelle de l'histoire de l'art. D'autres approches
se font jour. Elles se voient empruntées à la sociologie, à la sémiologie, à
l'économie ou à la psychanalyse. Il s'agit désormais de
déconstruire. Le «connoisseurship» se retrouve exclus des
préoccupations. On est du coup arrivé à une histoire de l'art dont
les œuvres elles-mêmes se retrouvent rejetées. Que viendraient-elles
faire au milieu de la transversalité ou du genre? On vit désormais
à l'ère au relativisme et du «présentisme».
C'est à dire...
Le relativisme est le résultat d'une
totale déconstruction. Il n'y a plus de valeurs admises. Le
«présentisme», lui, consiste à projeter nos convictions et nos
fantasmes sur le passé, comme si celui-ci formait une sorte d'écran
de cinéma. Les artistes de naguère auraient dû se comporter de
manière permanente selon nos critères. Le «présentisme» résulte
comme de bien entendu du politiquement correct, qui mine les
universités et menace de gangrener les musées. Il existe entre eux
un phénomène de porosité. Le commerce, par la force des choses,
n'est pas touché.

Vous avez l'air très inquiet.
Je le suis. A une université
déboussolée s'ajoutent aujourd'hui des institutions muséales ne
sachant plus trop quoi faire. Elles répondent aux attentes des
publics, quelles qu'elles soient, en négligeant leur travail
scientifique. Que des directeurs deviennent de purs administrateurs,
on peut encore le comprendre. Mais que des conservateurs formés par
l'université cessent de conserver pour médiatiser me dépasse. Ces
gens ont après tout à leur charge un patrimoine public. Or ils ne
savent plus l'étudier, ni le promouvoir, ni l'accroître.
Est-ce que l'université a encore
quelque chose à apporter pour les sciences humaines ou ferait-on
mieux d'arrêter là et de fermer?
Il lui faudrait en tout cas quitter le
monde des idées et des mots pour y revenir au concret. Dans
l'histoire de l'art, ce concret est formé par les œuvres. Pas par
un verbiage qui s'auto-alimente. On finit à force de déconstruction
par apprendre dans nos «alma mater» une histoire de l'histoire de
l'art. Le tout avec des considérations toujours plus oiseuses émises
dans un langage de moins en moins clair. Ce dernier masque le fait
qu'on tourne en rond. Il fabrique ainsi du brouillard.
Pensez-vous avoir trouvé une
alternative avec vos élèves?
Je l'espère. Ils étudient des cas
réels, en se penchant sur des tableaux inconnus ou méconnus. Ils
les scrutent au plus près de leur matérialité. Je tente de leur
donner des objectifs d'études. J'essaie qu'ils fassent ensuite parie
d'équipes de recherches. Par rapport au monde académique, nous
gardons les pieds sur terre. Il faut ensuite veiller à ce que ces
débutants trouvent leur place. En Suisse, nous avons la chance de ne
pas avoir d'Institut National du Patrimoine, comme en France. Nous
évitons ainsi d'avoir des gens trop standardisés et trop soumis aux
hiérarchies. Je suis content des quatre communications de mes
étudiants au colloque sur Avignon. C'était clair. Précis. Et en
plus on y apprenait quelque chose sur des pièces inédites!
Comment qualifieriez-vous vos livre,
Frédéric?
Je dirais qu'il s'agit d'un ouvrage
militant. Mais le livre défend aussi une approche méthodologique
simple dans un monde où l'on aime aujourd'hui bien compliquer les
choses.
Pratique
«Connoisseurship et histoire de l'art», de Frédéric Elsig, aux Editions Droz, 168 pages.