Frédéric Pajak entre dessin politique et dessin poétique à Vevey
L'écrivain et artiste a fait son miel au Musée Jenisch en butinant dans les collections graphique du XVIe siècle à nos jours.

"L'anarchiste", une gravure sur bois des débuts de Félix Vallotton.
Crédits: Musée d'art et d'histoire, GenèveC'est la troisième grosse exposition
de l'année dans un musée ne possédant toujours ni tête (1), ni
conservateurs. Au Jenisch, tout fonctionne (par ailleurs bien)
avec trois aides-conservatrices. La chose suppose cependant des
commissaires extérieurs. Notons que l'actuel «Dessin politique,
Dessin poétique» résulte d'une commande déjà ancienne. Julie
Enckell Julliard, alors directrice de l'institution, en avait fait la
proposition en 2017 à Frédéric Pajak. Un monsieur bien connu ici, et même ailleurs. On garde à l'esprit ses sept volumes truffés
d'illustrations de son «Manifeste incertain», une série qui suit son
cours. Le septième tome vient de paraître. Je vous en ai parlé. L'homme dirige par
ailleurs «Les cahiers dessinés». Il expose enfin ses œuvres
résolument noires et blanches dans des galeries
Pour l'écrivain, l'actuelle
présentation concrétise une idée de longue date. «Il y a déjà
dix ou quinze ans, en regardant un documentaire sur Otto Dix pendant
la Première Guerre mondiale, j'ai été saisi par la manière dont
l'artiste allemand avait perçu le genre humain dans sa réalité.»
Silence. «Plus tard, sous le nazisme, l'homme s'est vu interdire de
montrer ses œuvres», poursuit Frédéric Pajak. «Contrairement à
beaucoup d'autres, il n'a pas émigré, se réfugiant à la campagne
près de Constance. Là, il s'est mis à peindre pour lui des
paysages. J'ai été frappé par le fait qu'on puisse ainsi passer
des visions d'horreur à une sorte d'apaisement dans la nature.»
Une gestion complexe
Pas de paysages de Dix dans l'actuel
accrochage! Il s'agit de peintures. Et le musée, comme vient de le
rappeler la mise au concours du poste de directeur, s'axe sur le
papier dessiné ou gravé. «La manifestation n'en comporte pas moins
de 271 pièces de 83 artistes allant de la seconde moitié du XVIe
siècle à aujourd'hui», rappelle Emmanuelle Neukomm, qui a mené le
projet à bien sur le plan pratique. Si le but était en partie de
montrer les richesses du Jenisch, «qui détient 10 000 dessins et
environ 35 000 estampes», il n'en a pas moins fallu emprunter. «Les
Musées d'art et d'histoire de Genève nous ayant accordés à eux
seuls 35 feuilles.» «Dessin politique, Dessin poétique» a du coup
nécessité des apports de 40 prêteurs. Une gestion complexe, avec
quelques angoisses. Ne riez pas! Les œuvre de Sempé sur Mai 1968, au
trait subtil et à l'humour mordant, ont failli ne pas passer la
frontière. Trésor national! Il eut fallu un permis spécial pour
faire venir de France ces réalisations ayant plus de 50 ans d'âge.
Tout s'est arrangé quand Sempé a promis, juré, craché qu'il les
avait exécutées fin 1968. Leur présence était sauvée. Vive la
France et son administration!
Mais revenons au propos de la
manifestation. «Quand j'ai reçu mon invitation, j'ai tout de suite
pensé à associer dessins politiques et paysages», reprend Frédéric
Pajak. «Ces deux activités antithétiques se retrouvent souvent
chez les mêmes gens. Nous avons ainsi une vue insolite de George Grosz et des
visions de la nature par Topor ou Mix & Remix. Pour certains, il
s'agit d'une activité parallèle bien connue, comme pour Félix
Vallotton dont nous montrons une gravure de montagne à côté de son
image de «L'anarchiste». Pour d'autres, il faut voir là à tous
les sens du terme un jardin secret.» Le commissaire est parti un peu
à l'aventure. «Je savais dès le départ que les salles
d'exposition ne suffiraient pas à contenir tous les possibles. Il y
avait des artistes auxquels je tenais, bien sûr. Il me fallait par
exemple Goya, dont la vision terrible reste si actuelle. Mais je
devais aussi me garder une certaine marge de liberté et accepter des
impossibilités de prêts.»
Haro sur le dessin de presse
Frédéric Pajak tient cependant à
garder une chose claire. Le dessin politique n'a rien à voir, ou
presque, avec celui dit «de presse». L'écrivain n'apprécie pas le
trait de ce dernier, souvent schématique et répétitif. Il en
dénonce le caractère éphémère. «Il n'en reste rien au bout de
quelques jours.» Le dessin de presse constitue pour lui un produit de
consommation. On pourrait ajouter qu'il se voit par ailleurs bien
servi dans le canton de Vaud. Ne dispose-t-il pas d'un lieu pour lui
tout seul à Morges? Cela dit, certains transcendent cette
immédiateté. Outre Sempé, le visiteur du Jenisch retrouve Alexandre Théophile Steinlen, avec des sujets inspirés par la
Guerre de 1914. Martial Leiter, qui a récemment donné des paysages vaporeux bien différents de ses œuvres austères faites de traits croisés.
Siné enfin, dont le commissaire a pu visiter les archives. Cela dit,
il faut pouvoir tenir à côté des gueux de Rembrandt et des
miséreux de Jacques Callot!
Il reste toujours difficile de
comprendre pourquoi certains se sont vus éliminés, comme Frantisek
Kupka dont les Parisiens ont récemment pu découvrir les satires
d'une incroyable méchanceté. Ou pour quel motif le paysagiste a été
préféré à l'homme dénonçant les malheurs du temps. C'est le cas
avec Wolfgang Adam Töpffer, dont on connaît les indignations face à
la Genève réactionnaire de la Restauration. Mais une fois encore,
il fallait opérer des choix. Ceux-ci vont souvent dans le sens d'une
promotion, ou d'une réhabilitation. «J'ai été frappé par les
arbres gravés par Alexis Forel, un artiste qui ne demeurait pour moi
qu'un nom.» Il y a aussi un goût personnel, difficile à effacer.
Nombre de paysagistes rappellent au Jenisch l'Atelier de Saint-Prex,
d'Edmond Quinche à Albert-Edgar Yersin. Ces intemporels peuvent
prendre la suite de Calame, de Hodler ou de Chiffart. Le choc n'en
apparaît que plus cruel quand le visiteur se trouve face à Zoran
Music et ses morts des camps ou aux dénonciations précoces du
nazisme par Wily Guggenheim, dit Varlin. «Un Suisse scandaleusement
méconnu, alors qu'il me semble très important.»
(1) On parle en privé d'une nomination
pour février ou mars 2019.
Pratique
«Dessins politiques, Dessins poétiques», Musée Jenisch, 2, avenue de la Gare, Vevey, jusqu'au 24 février 2019. Tél. 021 925 35 20, site www.museejenisch.ch Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, le jeudi jusqu'à 20h. Enorme catalogue, 335 pages, paru au Cahier dessiné.
Photo: "'L'anarchiste" de Félix Vallotton.