Daniel Spoerri se raconte avec verdeur dans un livre d'entretiens sans complexes
Le créateur de l'"eat-art" des années 1960 a comme interlocuteur Alexandre Devaux. Né de père roumain et de mère suisse, il a été danseur, metteur en scène et poète avant de devenir l'un des iconoclastes de l'art contemporain.

Daniel Spoerri, qui a aujourd'hui 88 ans. "Finalement, tout est bien allé."
Crédits: KeystoneC'est un livre extrêmement vert, même
s'il arbore une couverture jaune soleil. A 88 ans, Daniel Spoerri se
permet de tout dire alors qu'il a beaucoup à raconter. La plupart de
ses compagnons de route sont morts, ce libère la parole. Et puis
l'artiste se sent en confiance. L'ouvrage qui vient de paraître chez
Buchet Chastel est issu d'entretiens menés par Alexandre Devaux.
Devaux a été l'artisan en 2016 de l'exposition
«Spoerri-Topor-Morellet» à Hadersdorf am Kamp, dans le lieu
aménagé par l'inventeur du «eat-art» à 70 kilomètres de Vienne.
Spoerri vit en effet depuis huit ans en Autriche après s'être
partagé entre Paris et la Suisse. Une fin de parcours sans
mélancolie. «D'ailleurs, depuis vingt ans, il y a des tas de gens
qui pensent que je suis déjà mort.» Que voulez-vous? C'est ce qui
arrive aux artistes quand ils sont devenus historiques...
Conçu en zigzags, le livre (très peu illustré) ne respecte pas le parcours chronologique d'usage. Il commence avec l'évocation de Topor, grand ami de Spoerri et admiration suprême de Devaux. L'interviewé raconte comment il l'a connu à grand peine, faute de pouvoir le joindre à une époque où le téléphone restait rare. Leur amitié s'est développée en parallèle avec celle que Spoerri a entretenu avec Siné. Si cette dernière s'est progressivement vinaigrée, il existait une sorte de fusion avec Topor, même si Spoerri n'en admirait pas la peinture («il était génial quand il dessinait») ni certains livres. «Notre relation, en tout cas de mon côté, était sentimentale. Je crois que c'était parce qu'il était juif.» Comme Spoerri, né Daniel Isaak Feinstein, dont le père est mort en déportation. Il y a comme cela des liens de sang.
Des débuts difficiles
D'autres chapitres, plus loin,
racontent les vies successives de Daniel, émigré pendant la guerre
de Roumanie en Suisse, le pays de sa mère née Spoerri. Une famille
bien placée, du reste, les Spoerri! Un cousin psychiatre dirigeait
la Waldau, l'hôpital de Berne où avait été interné l'artiste
brut Adolf Wölfli. Un oncle était recteur de l'Université de
Zurich. «Il vivait dans son monde.» Cela n'a pas empêché des
débuts matériellement très difficiles. Spoerri a commencé par
devenir danseur. Puis il a côtoyé à Berne la bohème alémanique
du début des années 1950. Tout a commencé avec Dieter Roth. Sont
très vite venus les autres. «Luginbühl, Thomkins, Gerstner et
Tinguely étaient mes vrais amis.» Ajoutez-y Meret Oppenheim. Notre homme est ainsi devenu
metteur en scène de théâtre en suisse et en Allemagne, puis poète
concret et éditeur. Sont apparues entre-temps les virées dans un Paris
qui semble aujourd’hui appartenir à un histoire très ancienne.
Spoerri parle longuement de Jean Tinguely, avec qui les rapports n'ont pas toujours été faciles. Il faut dire qu'il était l'amant d'Eva Aeppli, la femme de Jean. Elle avait des loisirs quand ce dernier avait des passades homosexuelles. Et puis Tinguely avait un côté intrusif. Il persuadera ainsi Spoerri de lui prêter un peu d’argent pour acheter ses premiers moteurs. C'est plus tard seulement que le second formera ses célèbre assemblages. Les reliefs d'un repas se retrouvent collés sur une planche, ce qui en fait des bas-reliefs une fois accrochés au mur. Ce sont les fameux «tableaux-pièges», désormais conservés dans les plus grands musées. Tous n'ont pas tenu le coup. La fameuse loi de la gravité. En 1969, Spoerri s'était engagé à un produire un par jour pour le galeriste Bruno Bischofberger. Un étudiant s'occupait du collage. Il y a eu des chutes. «Sur 365 tableaux, je risquais d'avoir des problèmes et des plaintes pendant plusieurs années.»
A chacun son pré carré
A part cela, rien de bien grave. Spoerri, qui n'a jamais voulu d'enfant, a passé de compagne en compagne en gardant (à une exception près) de bons rapports avec ses ex. Il a collectionné comme un fou des objets étranges. «Quand j'ai le coup de foudre, je n'hésite pas.» Spoerri se permet alors une précision. «Arman faisait des accumulations, je faisais des collections, César des compressions, Niki des nanas, Tinguely des moteurs. Chacun avait son pré carré.» «Avait», puisque Daniel reste aujourd'hui le dernier de Mohicans dans son ancien monastère autrichien, découvert par hasard, après son aventure du Giardino en Italie. Un jour son assistante lui a téléphoné. Elle avait trouvé l'objet idéal. «Elle aussi cherchait quelque chose pour sa famille. Elle avait visité un endroit magnifique, mais trop grand pour elle.» Chance supplémentaire. «Le prix qui m'a été annoncé correspondait exactement à la somme dont je disposais.» Il lui aura cependant fallu quatre ans avant de trouver les fonds pour acquérir la maison voisine, devenue aujourd'hui son centre culturel. Spoerri peut alors conclure sur phrase finalement rare à la fin d'une vie. «Ça vient comme ça vient. C'était toujours bien. Finalement tout est bien allé.»
Pratique
«Daniel Spoerri, L'instinct de conversation, entretiens avec Alexandre Devaux», aux Editions Buchet Chastel, collection Entretiens, 154 pages.