C'est une épopée à la fois colossaleet minuscule. Avec 25 collaborateurs seulement, mais de haut niveau,Fortunato Bartolomeo De Felice est parvenu à refaire en dix ans«L'Encyclopédie» parisienne de D'Alembert et Diderot. Cela sepassait à Yverdon entre 1770 et 1780. Une petite bourgade alorsplacée sous autorité bernoise. L'aventure s'est soldée par 58volumes comportant en tout 37 378 pages. Il a donc paru un tome tousles deux mois, tiré sur place. Un record qui figurerait aujourd'huien bonne place dans le «Guiness Book».
«L'Encyclopédie d'Yverdon» apourtant lentement disparu des mémoires, même locales. Il aurafallu les recherches d'une Américaine nommée Clorinda Donato, puisla réédition globale sous forme des CD en 2003 pour que Fortunatosorte du purgatoire. Une extraordinaire injustice si l'on pense auxlitres d'encre qu'a fait couler, sous des plumes savantes,«L'Encyclopédie» parisienne présentée comme le sommet desLumières. Il faut dire que cette dernière était promue par desstars de la philosophie et que sa fabrication a longtemps étéretardée, voire empêchée par le pouvoir royal. Comme quoi rien nevaut une bonne persécution en tant que moyen publicitaire. Un peu(et même beaucoup) de nationalisme a par ailleurs joué. Si unehistorienne de la finesse d'une Elisabeth Badinter a bien montré lepoids de Genève dans les mouvements intellectuels du XVIIIe, cettedame très distinguée ne s'est pas égarée jusqu'à Yverdon.
Un moine défroqué et apostat
Depuis 2003, Corinne Desarzens se sent,elle, fascinée par la publication vaudoise. Une attraction tenant autant aux 75 000 articles qu'elle comporte qu'à son maîtred’œuvre. Un moine napolitain défroqué, égaré en terres suissesaprès avoir séduit une noble dame. Un homme marié trois fois aprèsavoir abjuré le catholicisme. Un savant féru de toutes les branchesdu savoir. Depuis ses lointaines études de clerc, Fortunato adéveloppé une incroyable puissance de travail qui, miraculeusement,parvenait à se concilier avec des dons d’organisateur hors pair.Il ne manquait que le diplomate. L'Italien sut ainsi apprivoiser legrand Haller et bien d'autres sommités. C'est avec le seul Voltairequ'il fit chou blanc, faute sans doute de flatteries suffisantes. Etpuis, le «patriarche de Ferney» gardait des liens avec sesamis-ennemis de Paris... Il brocarda et diffama donc joyeusementl'équipe suisse, tout en reconnaissant sur le tard que, s'il luifallait choisir entre les deux encyclopédies concurrentes, ilachèterait celle d'Yverdon.

Corinne a donc ruminé son sujet. Desannées. Ou, pour être plus exact, elle a mis le temps voulu pour sel'approprier. La romancière n'allait pas bêtement donner à seslecteurs une biographie de Fortunato, avec plein de bas de pageécrits avec des pattes de mouche. L'homme devient avec elle leprotagoniste d'une l'histoire bien plus large. Une histoire en trainde se faire, d'ailleurs, puisque l'auteur raconte sa quête, sesdécouvertes et ses lectures dans les deux encyclopédies concurrentes. Une histoireembrassant par ailleurs bien plus large que la seule rédaction devolumes, si épais soient-ils. Avec elle, le lecteur traverse lesiècle dans des terres vaudoises colonisées par Berne. Voire uneEurope des Lumières connaissant encore bien des ombres. Il y a ainsides pages terribles sur le martyr des chats, considérés commediaboliques, ou les tortures infligées aux apprentis imprimeurs sousprétexte de brimades indispensables à l'entrée dans unecorporation.
Une ouverture au monde
Evidemment, de ce brassage d'idéesémerge la figure de Fortunato, qui connaîtra bien des infortunes endépit de son prénom. Corinne Desarzens parle de son ouverture aumonde, qui n'était certes pas celle des encyclopédistes parisiens.Des Germanopratins avant la lettre. Les 58 tomes sortis de presse àYverdon quittent les allées françaises pour faire souffler desvents venus d'ailleurs. Il y a la Chine. Le Japon, même si aucunétranger ne peut y pénétrer. La Perse. L'Europe elle-même neforme ici plus le centre de tout. Il existe aussi l'Eglise, hélas.Mais il ne faut ici pas oublier que nous sommes face à unepublication protestante, alors que la mouture française, touteanticléricale qu'elle se veuille, restait dans l'orbite catholique.Autant dire que la pression se fait moindre. Les sanctions aussi. Ilexiste moins en terre vaudoise l'impression de toujours braver desinterdits.

Corinne écrit bien. Elle a le sens dela phrase. De la formule. Personne ne le lui conteste d'ailleurs.Comme chacun sait la multiplicité de ses intérêts. Certainslecteurs lui reprochent juste de ne pas toujours la comprendre. Ceserait selon eux trop ardu. Son humeur vagabonde sauterait sans cessed'un sujet à une autre, et d'une époque à la suivante. Ici, jedois dire que tout se révèle clair, en dépit des nombreusesdigressions que la dame s'autorise. Tout un monde se reconstitue, avecl'auteur (Corinne détecte les féminisations) elle-même en «guest star». Le lecteur avance donc d'un traitjusqu'à la conclusion, même s'il n'apprend qu'à la 290 e page pourquoi l'ouvrage s'intitule «Le Palais aux 37 378 fenêtres».
Un air de liberté
ET Pourquoi donc? C'est bêtecomme chou. L'Encyclopédie comprend, comme je vous l'ai annoncé dèsde début de l'article, vu que j'ai un peu d'avance sur vous, 37 378pages. De quoi s'égarer des mois durant parmi ses articles quicomplètent (et surtout allongent) ceux de Paris. Il faut aussi direune chose. Vers 1750, la capitale française se situait encore dans le monde del'absolutisme. Entre 1770 et 1780 souffle déjà en Europe un petit air deliberté. La fenêtre est ouverte. Faut-il voir là une coïncidence?Fortunato est mort, après avoir perdu sa fortune hélas pour lui,en 1789.
Pratique
«Le palais aux 37 378 fenêtres» deCorinne Desarzens, aux Editions de l'Aire, 351 pages.
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Corinne Desarzens raconte l'histoire de "L'encyclopédie d'Yverdon" dans "Le palais aux 37 378 fenêtres"
Entre 1770 et 1780, Fortunato Bartolomeo De Felice a refait avec 25 collaborateurs "L'encyclopédie" de D'Alembert et Diderot. Longtemps oubliée, l'entreprise a tout d'un roman.