Le hasard fait parfois bien les choses.T.M., le compagnon de la narratrice (dont le lecteur finira parapprendre grâce aux remerciements finaux qu'il s'agit du journalisteThierry Demaizière) perd son vieil agenda Hermès. Impossible de leremplacer. Le modèle ne se fait plus. Brigitte Benkemoun décided'en acheter un vieux sur eBay, au rayon «Petite maroquinerievintage». L'objet arrive, mais rempli. Il contient une vingtaine depages avec des adresses et des numéros de téléphone. Une dateaussi, puisque le calendrier final annonce 1952. Curieuse, larécipiendaire regarde les noms. Rien que du beau monde! Cocteau suitou précède Aragon, Brassaï, Braque, Marie Laure de Noailles,Nathalie Sarraute, Balthus ou Eluard.
A qui a pu appartenir ce carnet?Brigitte enquête sur le terrain, en consultant de vieux bottins eten tapant sur Internet. Si les vendeurs lui resteront inconnus,le propriétaire initial peut se retrouver par recoupements successifs.Qui a connu Chagall, Giacometti et Oscar Dominguez, tout en passantsur le divan du lunatique Lacan? L'étau finit par se resserrer,grâce à la présence d'un un fourreur et d'un institut de beauté, autour d'une «femme artiste entretenant des liens privilégiés avecdes surréalistes». Un nom finit pas s'imposer. Celuid'Henriette Théodora Markovitch, dite plus brièvement Dora Maar.L'absence par trop criante de Picasso le confirme. D'une part, Doras'est alors vue répudiée comme «maîtresse officielle» depuis déjà sixans. De l'autre, elle connaît par cœur les coordonnées de sonex-amant.
Une personne difficile
Pendant deux ans, comme hypnotisée,Brigitte Benkemoun va travailler sur ce calepin. Il fournit uneradiographie de la vie de Dora après Picasso et avant son volontaire retrait dumonde. Au début des années 1950, elle voit encore les mêmes gensqu'avant. Une manière comme une autre de narguer le peintre, qui luiréserve parfois une nouvelle humiliation. Leurs rapports onttoujours tenu du SM. En ce domaine, Dora est une récidiviste. Elle adéveloppé auparavant une liaison avec Georges Bataille, le premier époux de Madame Jacques Lacan. Ainsi que le note avec raisonBrigitte, nous sommes dans un village d'intellectuels RiveGauche où tout le monde se connaît, se jauge et s'accouple. Dans un chapitre plutôt iconoclaste de «Je suis le carnet deDora Maar». Paul Eluard retrouve ainsi son vieux surnom de «lepartouzeur».
Comme dans les films à sketches,chaque correspondant de Dora Maar obtient une fois son droit à lavedette avant de s'éclipser par la suite. Quels liens gardait-elleavec les amis d'antan, alors qu'elle ne possédait plus son aura defavorite royale et que sa propre peinture intéressait peu de monde?Il fallait que les gens puissent supporter ses moments dépressifs,voire ses crises de folie. Il y a même un bref internement en 1945,avec sans doute des électrochocs. Puis, après l'arrêt de sonanalyse chez Lacan, vient la montée mystique. Dora la libertaire setransforme en grenouille de bénitier, espérant même avec l'appuid'un prêtre à l'ancienne convertir Picasso. Fol espoir! Plusennuyeux, Dora sombre parallèlement dans une obsession homophobe(elle qui avait connu le Tout Paris gay!). Terrible est enfin sachute dans l'extrême-droite, alors qu'elle partait del'extrême-gauche. On retrouvera à sa mort en 1997 un exemplaire de«Mein Kampf» usé par de fréquentes lectures. Une idée qui affoleBrigitte Benkemoun, Juive. Mais il faut bien admettre les faits. Doraa passé toute l'Occupation dans la terreur de passer pour«non-aryenne».
Le survivant
Dans cet ouvrage brillant, qui éviteles poncifs littéraires tout comme les clichés biographiques (mêmesi Brigitte parle de gens très connus), plusieurs noms se révèlent.Des gens sur lesquels peu, voire rien n'existe sur Wikipedia. Unechose qui n'a pas dû faciliter les recherches. Le personnage le plusattachant se révèle André-Louis Dubois. Un haut fonctionnaire.Préfet dans divers départements. Résident général au Maroc.Préfet de police de Paris. Et, à la fin, administrateur de«Paris-Match» (1). Ouvertement homosexuel, ami des surréalistes et surle tard mari de Carmen Tessier, qui signe chaque jour dans«France-Soir» «les potins de la commère», Dubois a plusieursfois sauvé la mise de Picasso pendant la guerre. Dora a reçuune carte où il était dit: «en cas de problèmes, appelez-moi».Le peintre rompra pourtant avec lui en 1964. Il n'avait pas signé sa demande de faire interdire les mémoires de FrançoiseGilot, celle-là même qui avait supplanté Dora auprès del'Espagnol. Dubois ne pouvait pas faire ça à celle qui était aussidevenue une amie.
Et puis il y a le survivant! BrigitteBenkemoun pensait les correspondants de Dora morts jusqu'au dernier.Eh bien non! Il y a toujours Etienne Périer, dont certains serappellent les films commerciaux des années 1960 et 1970 avec desacteurs comme Danielle Darrieux, Lea Massari, Michel Piccoli ouMichel Serrault. Le cinéaste vit aujourd'hui retiré en Provence. Ilse souvient de Dora, rencontrée en 1950. Il avait 18 ans. Onlui avait dit qu'il allait rencontrer «La femme qui pleure»de Picasso. Lui-même était le rescapé d'un drame. Il survivait au premier grand accident civil d'aviation de l'après-guerre. Unepartie de sa famille avait succombé dans le crash. Horrible détail,Etienne Périer était le fils du directeur de la Sabena, etl'appareil appartenait à la compagnie belge... Le cinéaste voit laquête de Brigitte comme un vrai scénario de film.
Le plombier et le vétérinaire
Voilà pour les VIP. Brigitte Benkemounest aussi partie sur les traces du plombier, du vétérinaire ou dumarbrier funéraire de Dora. Il faut de tout pour faire un monde,avant que vienne la nuit. La femme est en effet morte oubliée.Moins de dix personnes ont assisté à son enterrement. Il faut direque l'annonce devait paraître, selon sa volonté, par la suite seulement. Legrand public redécouvrira alors la muse oubliée, la photographesurréaliste et la militante, puis ce sera la vente aux enchères des œuvres gardéesdes huit ans passé avec Picasso. La vacation rapportera 213 millionsd'euros. Une partie d'entre eux iront à une paysanne croatenonagénaire, que Dora n'avait jamais vue. Elle n'était jamais alléedans la «père patrie», sa mère étant Française. Il s'agissaitlà d'une des ses dernières parentes, retrouvée par un généalogiste qui bénéficié du pactole. C'est la vie...
(1) Tout a souvent mal fini pour Dubois. Il a distribué trop de passeports aux Juifs en 1940. Au Maroc, il désapprouvait la politique coloniale de la France. A la police, il pénalisait les automobilistes.
Pratique
«Je suis le carnet de Dora Maar» deBrigitte Benkemoun aux Editions Stock, 335 pages. Une rétrospectiveDora Maar se déroule à Paris, au Centre Pompidou depuis le 29 mai.Elle dure jusqu'au 29 juillet.
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Brigitte Benkemoun feuillette le carnet d'adresses de Dora Maar
Trouvé par hasard, le calepin restitue la vie de la photographe après sa rupture d'avec Picasso. La quête de l'écrivain donne lieu à un excellent livre.