Bozar présente à Bruxelles Bernard van Orley, l'oublié de la Renaissance flamande
Mort en 1541, l'artiste n'avait jamais eu d'exposition. C'est pourtant l'homme clef des années 1520 à 1540 dans les Flandres. Il peint et réalise des cartons de tapisserie ou de vitraux.

L'une des deux versions du portrait de Marguerite d'Autriche, régente des Pays-Bas, présentées à Bruxelles.
Crédits: DRIl y a au Louvre une salle immense que
nul ne visite jamais. Elle abrite sur ses murs une imposante suite de
douze tapisseries, tissées à Bruxelles dans les années 1530.
Chacune d'elles représente un mois de l'année, avec la vénerie
correspondante. Il s'agit des «Chasses de Charles-Quint», réalisées
sur des cartons de Bernard van Orley. La chasse était alors
considérée comme le sport princier par excellence. Quant aux
tentures, faites de laine, de soie et de fils de métal, elles
formaient le sommet de l'art de Cour (dites «art aulique» pour
faire plus distingué). Il fallait des années et des sommes
colossales pour espérer prendre livraisons de ces pièces,
commandées en général dans les Flandres. Elles suivaient les
déplacements du roi (ou des principaux seigneurs), à une époque où
ceux-ci demeuraient encore nomades, allant sans cesse d'un château à
l'autre.
Les «Chasses» ont miraculeusement survécu. Si Vienne, Naples et surtout Madrid conservent d'imposantes collections de tapisseries, les plus luxueuses n'ont pas survécu en France à la Révolution et surtout au Directoire qui a immédiatement suivi. Ce dernier a brûlé à l'extrême fin du XVIIIe siècle les plus belles d'entre elles. Un acte pouvant sembler insensé. Il s'agissait en fait de récupérer l'or et l'argent glissé entre les fils textiles. La monnaie ayant alors pratiquement disparu, le gouvernement se trouvait aux abois. Toujours est-il que les douze mois ont été épargnés, avant de lentement sombrer dans l'oubli collectif. La tapisserie ancienne apparaît en effet au mieux chez nos contemporains comme un art décoratif. A l'instar du vitrail, d'ailleurs, autre spécialité de Bernard van Orley, qui a ainsi orné Sainte-Gudule dans sa ville de Bruxelles. Une cité alors splendide, même si en dire, comme le fait aujourd'hui Bozar, qu'elle «est vers 1530 la capitale du monde occidental» semble tout de même un brin exagéré.
Un chef d'orchestre
Palais des beaux-arts rebaptisé Bozar
pour faire plus moderne (alors qu'il s'agit en fait d'un bâtiment
vétuste), ce Grand Palais version belge accueille donc aujourd'hui
une grande exposition Bernard van Orley. La première, apparemment,
depuis sa mort en 1541. Le peintre, chef d'orchestre des fastes de
Marguerite d'Autriche (la dame enterrée dans l'église de Brou), la
tante de Charles-Quint, puis de Marie de Hongrie, la sœur du même
Charles, n'a certes jamais été oublié. Tout le monde s'accordait à
dire qu'il a joué un rôle capital dans les arts flamands des
débuts du XVIe siècle. Mais le personnage avait échappé à toute
rétrospective. Avec lui, le monde gothique s'en va pour de bon,
alors qu'il restait présent dans l’œuvre d'un homme comme Jan
Gossaert (1478-1532), son aîné de dix ans (2). Nous entrons de
plain-pied dans le monde de la Renaissance, avec son renouveau et ses
remises en questions. Van Orley, peintre apparemment très
catholique, sera du reste emprisonné en 1527 pour avoir écouté des
prêches protestants.

Comment montrer notre homme, né vers 1488, pour en restituer ce que j'appellerais sa polyphonie? Pour ce faire, Bozar a mis les petits plats dans les grands. Il s'est d'abord offert ce qui constitue à Bozar un luxe. Les murs ont été repeints. Le ton adopté est un noir profond, qui flatte le textile et permet un éclairage limité. Le commissariat a été divisé entre plusieurs spécialistes, placés sous la direction de Véronique Bücken. Toutes sortes de questions devaient se voir résolues, pour autant qu'elles ne dépendent pas d'un jugement personnel. Entre Van Orley seul, Van Orley et atelier, atelier de Bernard van Orley et copie ancienne d'après Bernard van Orley, les distinctions se font parfois byzantines. Il semble en tout cas sûr que le maître s'est vite fait superviseur Comme le dit l'étiquette placée près d'un imposant triptyque, «les commanditaires de l'époque n'étaient pas gênés par le fait de sentir plusieurs mains sur le même tableau.» La division du travail reste en effet moins heureuse ici que chez Rubens cent ans plus tard. Il y a parfois des transitions abruptes.
Dessins préparatoires
Pas question bien sûr de représenter
le vitrail, sauf avec quelques fragments de verrière détruites ou
trop restaurées. Cette partie reste donc en vidéo. Pour ce qui est
des «Chasses», il est clair que Bozar n'allait accueillir que deux des
«Mois». La tenture complète, mise bout à bout, mesure 73 mètres.
Idem pour la «Bataille de Pavie», où les Suisses ont joué un rôle
malheureux en 1525. Naples n'a envoyé qu'un panneau, par ailleurs
gigantesque. Le reste se voit représenté par des dessins préparatoires jugés
tantôt autographes, tantôt pas. Il en subsisté une grande
quantité. Les retables sont là à condition de ne pas dépasser une
certaine taille. Les panneaux de bois, qui ne voyageaient naguère
plus pour des raisons de fragilité, ont repris du service grâce à
de nouvelles techniques de transport. La chose a permis de réunir
les fragments d'ensembles dispersés grâce à des envois de
Washington, New York ou Kansas City. Sollicités, les privés ont
beaucoup prêté. Il est intéressant de voir côte à côte deux
versions du portrait de Marguerite d'Autriche ou de Philippe le Beau.
Il existe bien entre elles des différences qualitatives. L'art de
cour suppose des répétitions à des fins de diffusion, d'où de
grandes délégations à l'atelier afin d'aller plus vite.

L'ensemble fait grande impression. Il y
a là de la grandeur et de la majesté. Une certaine austérité
aussi, qui va à l'encontre de nos préjugés face à l'art flamand.
Certains retables comme celui de la famille Haneton ou le «Triptyque
de Notre-Dame des sept Douleurs», venu de Besançon, retiennent
longtemps le regard. Le visiteur passe, sans s'en rendre compte, deux
ou trois heures dans cette section de Bozar, qui abrite ailleurs une autre
exposition sur la gravure au temps de Bruegel (j'y reviendrai). Cette
manifestation comble un vrai manque. Les morceaux du puzzle van Orley
s'assemblent harmonieusement, avec une petite partie dédiée aux
disciples plus ou moins lointains. Il s'agit là sans nul doute d'une des
réalisations importantes de 2019, du moins dans le domaine de l'art
ancien.
(1) Jan Gossaert a obtenu son exposition à la National Gallery de Londres en 2011. C'était très bien. Michiel Cocxie (1499-1592, tout le monde ne mourrait pas jeune au XVIe siècle!), a vu la sienne à Louvain en 2013-2014. J'en avais parlé à l'époque.
Pratique
«Bernard van Orley, Bruxelles et la Renaissance», Bozar, 23, rue Ravenstein, Bruxelles, jusqu'au 25 mai. Tél. 00322 507 82 00, site www.bozar.be Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, le jeudi jusqu'à 21h.