
Tout semble avoir a été dit sur Picasso, et même plusieurs fois. Les ouvrages consacré à l’homme et au peintre rempliraient à eux seuls une solide bibliothèque. Il y a même eu là des abus, comme pour les expositions dédiées à l’artiste depuis plusieurs années. Il semble du coup devenu impossible d’innover. D’apporter un autre regard. D’amener des éléments inédits.
La chose n’a pas fait peur à Annie Cohen-Solal, 73 ans, dont on connaît les recherches biographiques depuis la parution de son magistral «Sartre 1905-1980» en 1985. L’historienne a depuis longtemps rejoint les beaux-arts. Elle a raconté la vie du galeriste Leo Castelli en 2009. Puis celle de Mark Rothko. Je vous avais parlé de cet ouvrage en 2013. Les grandes traversées thématiques sont également devenues son domaine, rejoignant ainsi les recherches d’une Béatrice Joyeux-Prunel. On se souvient de son épopée de l’art américain aux XIXe et débuts du XXe siècle intitulée «Un jour ils auront des peintres». Je vous ai présenté le livre lors de sa réédition. Une réédition constitue en général une forme d’hommage. Ce que vous avez dit passe le cap des années.
Une réputation d'anarchiste
Ce préambule me permet de vous situer «Un étranger nommé Picasso». Ce pavé de 732 pages, à l’interligne serré, va raconter son existence à la lumière d’un statut politique. L’ouvrage commence à la première arrivée de l’Espagnol à Paris en 1900 pour se terminer à l’aube des années 1950. Bien qu'assez vite e devenu célèbre, le peintre se voit alors soumis à toutes les pressions dues au simple fait de ne pas être Français. Il n’a déposé qu’une seule demande de naturalisation, mais au mauvais moment. Avant, les choses auraient été plus faciles. Mais en 1940, cet anti-franquiste avait peu de chances de se voir admis dans le club. Il bénéficiait certes de recommandations. Mais il a suffi d’une seule note défavorable, dont Annie Cohen-Solal est parvenue à retrouver l’auteur, qui a eu des ennuis à la Libération. Et ce fut un refus officiel cinglant.

Picasso jeune, parmi ses sculptures africaines. Photo DR.
Il aura fallu quatre tentatives pour que Picasso quitte définitivement la Catalogne en 1902 au profit de Paris. L’homme parlait alors très mal le français, appris sur le tas. Il n’en maîtrisera jamais l’orthographe, même s’il écrira par la suite beaucoup dans notre langue. Au temps des dictées scolaires, la chose importait plus qu’aujourd’hui. Economiquement, les débuts ont été très difficiles. Le Bateau-Lavoir n’est entré dans la légende dorée que pour ceux n'ayant pas dû se ravitailler à son unique point d’eau. Picasso fréquentait alors divers compatriotes, plus anarchisants qu’anarchistes. La chose va lui jouer des tours. La police a des yeux partout, même si elle ne voit pas toujours très clair. Notre homme se retrouvera ainsi étiqueté à vie. Annie Cohen-Solal, qui a beaucoup travaillé en archives, détaille au lecteur le contenu du dossier 36 942. Il commence dès 1901, quand Picasso rencontrait l’«anar» Pierre Manach, qui lui servait un peu de marchand. La presse et les mouchards vont l’alimenter au fil des années. En 1932, année où Picasso obtient sa première rétrospective muséale au Kunsthaus de Zurich, la police s’étonnera de la prospérité économique du peintre sans pour autant changer son avis sur lui.
Le courrier maternel
L’avant-guerre et surtout la guerre restent donc des moments où Picasso, pour reprendre une expression vieillie, doit «se tenir à carreau». Profil bas. Il risquerait autrement de se voir renvoyé en Espagne, pays où il ne retournera plus après 1935. Y règne dès 1939 son ennemi Franco. Il ne lui faut en plus pas faire de tort à sa sœur et à ses neveux, restés là-bas en dépit de tout. Maria Picasso, la mère, est morte pendant la guerre civile en 1938. C’est l’une des protagonistes du livre d’Annie, qui a lu l’énorme correspondance à destination de son fils. Jusqu’à une lettre par jour. Pablo est son dieu, mais elle l’informe sur les horreurs commises des deux côtés alors qu’il va peindre «Guernica» pour les Républicains. Douze religieuses ont été fusillées par ces derniers juste à côté de chez elle…

Annie Cohen-Solal. Document INA.
Sous l’Occupation, la situation d’un peintre jugé «dégénéré» par les Allemands se fait encore plus tendue. Picasso se confine dans son atelier. Pas question pour lui d’intervenir pour libérer Max Jacob, qui était pourtant l’ami d’une vie. Il ne doit jamais signer. Ce serait prendre un risque inutile. L’artiste jouit de protections, certes, mais limitées et aléatoires. Il n’a pas un pied dans la Collaboration et l’autre dans la Résistance comme Jean Cocteau. Il ne peut que travailler et attendre. C’est fin 1944 qu’il accomplira son grand geste. L’adhésion au parti communiste, alors que Staline est au pouvoir. Il s’agit pour Annie Cohen-Solal d’une entrée conditionnelle. Pas question d’aliéner sa liberté. D’où l’affaire du portrait de Staline dans la presse, qui scandalisera les militants lors de la mort du dictateur. Picasso a trouvé avec les communiste une famille. Mais cette famille ne doit pas devenir abusive. «Un étranger nommé Picasso» se termine là. Le peintre est désormais intégré. Il a, pour reprendre les mots du livre, «un tremplin, un passeport et un bouclier».
L'enquête en train de se faire
Le lecteur attaquant ce pavé peut éprouver des craintes. Je le rassure. Les chapitres défilent à toute vitesse. Le texte n’a rien d’ardu. L’auteure ne fait pas douloureusement sentir qu’elle reste une universitaire (ce qu’elle fut de Paris à Jérusalem en passant par Berlin). Annie Cohen-Solal a par ailleurs mis beaucoup d’elle-même dans sa prose. Au propre comme au figuré. Tout d’abord, son public la suit en train de se livrer à son enquête. Il la voit passer d’archives en archives. Il l’entend échanger des informations avec des spécialistes pointus. Il en faut toujours pour vous servir de guides. L’historienne ne fait pas non plus mystère de ses convictions sociales et politiques. A gauche, mais sans embrigadement. La précarité du Bateau-Lavoir se voit ainsi rapprochée de celle des petits hôtels pourris pour émigrés de 2021. Le fichage permet toutes les extrapolations voulues par un système qui le généralise.
Et puis, il y a le fait de se sentir étranger. L’hésitation entre le communautarisme et une assimilation à grandes enjambées. Il est permis de voir là une marque de la judaïcité d’Annie Cohen-Solal. Jusqu’où s’intégrer sans se désintégrer? Qu’est-ce qu’une concession? Picasso sera ainsi resté un Espagne de France, pays qu’il a très peu quitté ne serait-ce que pour voyager. Aucun séjour américain, par exemple, où le FBI l’aurait il est vrai surveillé. Parmi ses proches, il y aura eu pêle-mêle des Catalans et ce qu’on n’appelait pas encore des «Français de souche». L’auteur nous présente ainsi longuement deux personnages dont on a peu parlé jusqu’ici. Il s’agit de Romuald Dor de La Souchère, le directeur du château Grimaldi d’Antibes. Un homme de musée, à l’heure où ceux-ci boudaient Picasso en France. Et de son banquier Max Pellequer. Cet homme d’une totale probité nous fait entrer dans un pan inconnu de la vie de Picasso. C’est Picasso et l’argent.
Pratique
«Un étranger nommé Picasso», d’Annie Cohen-Solal, aux Editions Fayard, 732 pages.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Cet article a été automatiquement importé de notre ancien système de gestion de contenu vers notre nouveau site web. Il est possible qu'il comporte quelques erreurs de mise en page. Veuillez nous signaler toute erreur à community-feedback@tamedia.ch. Nous vous remercions de votre compréhension et votre collaboration.
Annie Cohen-Solal brosse dans un énorme livre le portrait de Picasso étranger en France
L'artiste n'a pas obtenu sa naturalisation en 1940. Il a gardé son statut d'Espagnol émigré, puis réfugié. Une chose qui a modifié nombre de ses comportements.