Allia réédite les entretiens tragiques de Pierre Ajame avec le dessinateur Chaval
Voyage au pays de la sinistrose. En 1966, l'homme pense déjà au suicide. Cet admirateur de Céline et de Beckett se voulait pourtant humoriste. L'homme revient aujourd'hui très fort.

Chaval dans un film de la télévision suisse dans les années 1960.
Crédits: RTSQuestion du journaliste: «Que
faites-vous toute la journée?» Réponse de l'intéressé: «Je
m'emmerde.» Le ton est donné. Il se révèle toujours dangereux
d'interroger les humoristes. Les clowns tristes font toujours
recette. Pierre Ajame a du reste interrogé Chaval deux ans avant son
suicide au gaz, en 1968. Celui-ci suivait de peu celui de Madame
Chaval, autrement dit l'épouse d'Yvan Le Louarn, qui avait pris ce
pseudonyme en hommage au Facteur Cheval. Le Breton de Bordeaux
s'était juste trompé dans l'orthographe...
Ainsi mort à 53 ans, Chaval n'en a pas moins poursuivi son bonhomme de chemin. Souterrainement. Sans faire de bruit. L'homme demeure aujourd'hui une référence. Les Cahiers dessinés, qui servent dans une certaine mesure de baromètre, ont ainsi publiés deux luxueux recueils de ses œuvres. Le premier s'intitule: «Monsieur le chien, je présume». Le second «Les hommes sont des cons». Un clin d’œil au plus célèbre court-métrage de l'artiste, qui était aussi un cinéaste du genre bricoleur. «Les oiseaux sont des cons» avait fait sensation en 1965. Il faut dire que c'était la première fois que l'on pouvait lire le terme écrit en toutes lettres. Au temps du général de Gaulle, on ne plaisantait pas avec le vocabulaire. Un «merde» sonore pouvait certes s'entendre dans la rue. Mais pour écriture il convenait d'utiliser une périphrase. «Le mot de Cambronne», par exemple.
Des semaines de rencontres
En 1966, il fallait du courage, pour ne
pas dire de l'inconscience, pour s'adresser à Chaval. Le dessinateur
passait pour refuser tous les entretiens, ou alors n'y rien dire.
Pierre Ajame, qui avait alors 27 ans, s'est lancé. L'intéressé lui
a dit oui. Il s'emmerdait, précisément. Parler à un inconnu lui
assurait une diversion. Il n'y a donc pas eu une, mais toute une
série de rencontres, et ce durant des semaines. Elles ont eu lieu à
Paris, où Chaval s'était installé en 1948, dans un «petit
appartement plutôt moche» de la rue Morère, près de la Porte
d'Orléans. Lui, qui avait promis «de faire un effort pour être
gai», répondait. Ou ne répondait pas. Il avait alors «décroché». L'humoriste s'était parfois aussi mis à râler contre tout. Mais il lui
fallait sa visite de Pierre Ajame, qui a lui aussi fini par
décrocher. Le livre est ainsi resté ouvert jusqu'à la mort de
Chaval, avant de paraître une première fois en 1976. Ajame est mort
jeune en 1988.

L'ouvrage se voit aujourd'hui réédité par Allia, qui aime bien les textes un peu étranges ou alors très intellectuels, genre Walter Benjamin ou Theodor W. Adorno. C'est sans doute le côté anarchiste du bonhomme qui a séduit l'éditeur. Car Chaval était un vrai «anar», allant jusqu'au bout de sa démarche. Il aurait trouvé inconséquent de faire partie d'une fédération anarchiste, alors qu'il s'agit là selon lui d'une pensée individuelle. De toutes façon, cet homme de 51 ans qui se déclare sans arrêt fatigué, lassé ou déçu à son interlocuteur ne voyait plus grand monde en 1966. «J'ai de moins en moins d'amis. Je peux les compter sur les doigts d'une seule main. Il y en a eu qui ont été des amis intimes, mais je les ai supprimés.» Autrement dit rayés de sa vie.
Une production assez rare
S'agissait-il pour autant d'un bourreau
de travail? Non. Ses dessins, qu'il allait porter à «Paris-Match»
ou au «Figaro» selon leur caractère plus ou moins agressif,
restaient rares. Entre six et quinze par mois. Il faut dire que
l'inspiration le visitait rarement, ce qui constituait sans doute la
source de ses problèmes. L'exécution, elle, se révélait rapide.
Chaval avait tôt mis son système graphique au point. Pas de
détails. Un trait extrêmement simple. Toujours le même personnage
sans âge, chauve avec des lunettes. Il y avait bien sûr aussi
les animaux, notamment les chiens. Mais là aussi, l'artiste ne
s'embarrassait pas de finasseries. Il voulait une lisibilité
immédiate. Il imposait aussi au journal une légende, du type titre
de tableau .«Cannibale ouvrant une boîte de conserves». A ses
débuts, il lui avait fallu se battre pour ne pas produire des lignes
de dialogue «amusant», comme cela se faisait alors en France.
C'est sans doute ce besoin d'essentiel qui a maintenu jusqu'à nos jours en vie cet admirateur des romans de Céline (avec qui il a été en correspondance) et du théâtre de Beckett. Il n'y avait par ailleurs aucune actualité chez Chaval. Si ce dernier a bien marqué son époque, il a ainsi évité de se retrouver marqué par elle. C'est la même chose que pour Siné, avec qui Chaval a été lié un certain temps avant que les liens entre eux se relâchent, eux aussi. Leurs contemporains font en effet de nos jours très datés, des Parisiennes de Kiraz au couples bourgeois de Bellus et passant pas les vieilles dames de Faizant, même si je conserve un faible pour ces dernières, avec leurs gros corps et leurs petites pattes. Il n'y a finalement dans un tout autre genre que Sempé qui ait traversé les décennies avec une grâce, une élégance et une légèreté incomparables. Un vrai sens de la dérision aussi, qui fait souvent mal. Sempé est un faux gentil, alors que Chaval est un vrai méchant.
Pratique
«Entretiens avec Chaval», de Pierre Ajame, aux Editions Allia, 130 pages environ. L'ouvrage est plus grand et bien plus dodu que la plupart des opuscules édités par la maison. Il reste cependant très bon marché.