Va-t-on vider les musées?
Face aux demandes de restitutions d’œuvres, comment les musées réagissent-ils? En France, la volonté de s’affranchir du passé colonial est partie du sommet de l’Etat. Mais la question pourrait bouleverser l’ensemble de l’univers des musées d’Europe et d’Amérique du Nord.

Et s’il fallait demain aller au Caire pour admirer la pierre de Rosette ou le buste de Néfertiti, à Tombouctou pour les statues des Dogons ou à Athènes pour les frises du Parthénon ? En confiant en 2017 à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, respectivement professeur à l’ Université Gaston-Berger de Saint-Louis (Sénégal) et professeure à la Technische Universität de Berlin (Allemagne) et titulaire d’une chaire internationale au Collège de France , un rapport sur la restitution du patrimoine africain, le président Emmanuel Macron a-t-il donné le signal d’un vaste mouvement des pièces des musées vers leur pays d’origine, notamment les anciennes colonies? «Dans les musées ayant des collections dites ethnographiques, avant tout extraeuropéennes, la question des restitutions n’est pas neuve. Il y a vingt-cinq ans, quand j’étais étudiant, la problématique des restitutions faisait déjà partie d’un cursus normal en muséologie. Les premières questions datent de l’après-1945 avec la question des œuvres d’art nazies», rappelle Boris Wastiau, directeur du Musée ethnographique de Genève .
«La question était déjà revenue sur le devant de la scène voilà vingt-cinq ans avec la Grèce et l’Egypte, mais aussi lors de l’entrée de la Grèce dans l’UE avec Melina Mercouri, ou avec Zahi Hawass à la tête des Antiquités égyptiennes. Pour l’Afrique, c’est assez nouveau. Mais pas pour le reste du monde», précise Eric Huysecom, directeur du Laboratoire Archéologie et Peuplement de l’Afrique à l’Université de Genève . Et c’est justement à Genève qu’une des premières restitutions majeures a eu lieu. Il faut pour cela remonter à 1919, quand une délégation japonaise en visite en Suisse reconnaît dans le parc de l’Ariana une cloche sacrée du temple Honsen-ji de Shinagawa, disparue à la suite d’un incendie en 1867. En 1930, avec l’aval des autorités genevoises, la cloche retrouve sa place à Shinagawa. Une affaire étonnante par sa précocité. Car l’époque ne s’est pas encore défait de l’impérialisme colonial: pillages, prises de guerre, fouilles sauvages, acquisitions sous la contrainte ou achats biaisés (dissimulation d’éléments cruciaux). «On ne peut pas interdire la vente de biens qui appartiennent à des individus, mais il y a un contexte différent dans certains pays. Dans l’Afrique subsaharienne, il existe des biens comme des masques rituels qui appartiennent à des communautés… et il y a eu des cas d’individus isolés s’étant emparés de ces masques pour les vendre à des voyageurs ou des marchands d’art, sans l’accord de la communauté», confie Eric Huysecom.

L’Unesco face au trafic
Au fil des années, ces biens culturels acquis de manière pour le moins discutable ont enrichi les collections particulières et celles des musées en Europe, mais aussi en Amérique du Nord ou au Japon. Car aux spoliations coloniales succèdent après 1945 les acquisitions issues de trafics. «On a tendance à oublier que nombre de musées américains étaient pauvres en biens archéologiques et ethnologiques jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. C’est par le Metropolitan Museum de New York que l’on va comprendre comment fonctionnait le marché de l’art, les marchands et les collectionneurs américains étant très actifs. Le révélateur, c’est le cratère d’Euphronios, acquis le 10 novembre 1972 par le Met. Il s’agit d’un des premiers vases grecs signés. Le 1 er mai 1975, lors de sa présentation, il fait la couverture du Time. Or, il a été acquis à Zurich, ce qui étonne la journaliste qui va enquêter. Vingt-trois ans plus tard, le 31 août 1995, un carabinier italien meurt, laissant un carnet dont la lecture dévoile l’organisation du marché clandestin de l’art, avec notamment la figure centrale de Giacomo Medici, marchand d’art ayant stocké quantité de biens issus de fouilles clandestines aux Ports francs de Genève», rappelle Marc-André Haldimann, archéologue de l’ Université de Berne et spécialiste de l’Antiquité dans le Bassin méditerranéen.

C’est donc à l’aube du XXI e siècle qu’une véritable prise de conscience s’opère dans les pays occidentaux. C’est à cette époque que plusieurs pays comme la France (en 1997), le Royaume-Uni (en 2002), la Suisse (en 2003) ou encore l’Allemagne (en 2007) ratifient la Convention de l’Unesco sur le trafic des biens culturels, adoptée dès 1970. «On estime en général que 95% du patrimoine africain se trouve hors du continent, confie Vincent Negri, chercheur au CNRS et contributeur au rapport Sarr-Savoy. Des peuples sont ainsi privés de l’accès à leur culture. Il s’agit d’un rééquilibrage. Il s’agit de repenser un mode relationnel entre monde européen et monde africain. Je fais souvent une filiation entre ce qu’a dit Emmanuel Macron et l’appel du directeur général de l’Unesco, en 1978, pour un retour des objets les plus significatifs et représentatifs d’une culture dans leur pays d’origine. Amadou Mahtar M’Bow ne parlait pas de tous les objets, mais de ceux qui ont une charge symbolique forte, ceux auxquels les peuples qui en ont été dépouillés attachent le plus d’importance, ceux dont l’absence leur est la plus intolérable.»
Cette charge symbolique, certains l’avaient comprise bien avant le XXI e siècle. En 1993, en pleines négociations entre Séoul et Paris sur la vente de TGV, François Mitterrand se rend en Corée du Sud. Il prend soin d’emmener l’un des 297 manuscrits sacrés confisqués au XIX e siècle à la Corée par des militaires français pour l’offrir aux dirigeants coréens. Et la France remporte le contrat du TGV. «Ce qui est fascinant, c’est que le président Mitterrand a alors violé la loi française, qui définit l’inaliénabilité des biens culturels. Il n’avait pas le droit de faire ce qu’il voulait de ce manuscrit. Mais c’est le fait du prince et la controverse a surtout agité les milieux des spécialistes, pas tellement le grand public», note Marc-André Renold, avocat et professeur titulaire de la chaire Unesco en droit international des biens culturels à l’Université de Genève . Plus ironique encore: c’est notamment cette restitution «illégale» qui a permis au grand public coréen de prendre conscience que ce trésor culturel était en France. «Et quelques années plus tard, Paris a rendu l’ensemble des autres manuscrits… mais cette fois-ci sous la forme d’un prêt. Personne n’est dupe: on sait bien que ces manuscrits resteront à Séoul et ne reviendront pas à Paris. Mais la loi est respectée: les manuscrits appartiennent à la France tout en étant exposés à Séoul. Toutes les parties sont satisfaites», ajoute Marc-André Renold.

Combiner science et revendications
C’est là que se situe le débat aujourd’hui. Faut-il vider les musées occidentaux de leurs pièces emblématiques pour les rendre aux pays d’origine qui les réclament? Quid du rôle des musées d’ouvrir à des cultures différentes et lointaines? Quid de l’accès à ces trésors du passé pour les chercheurs? Et en restituant les œuvres, ne risque-t-on pas de se faire parfois complices de certains dirigeants aux politiques nationalistes? Que dire enfin des œuvres majeures ayant évité les ravages de guerre ou de catastrophe dans les pays d’origine en étant à l’abri dans les musées européens ou américains? Pour les opposants aux restitutions de grande ampleur, de nombreux arguments permettent de freiner la tendance.
«Déjà, il faut rappeler qu’il y a très peu de demandes officielles de restitution de la part des pays africains. Il y a un hiatus entre les demandes officielles et le discours de dirigeants destiné à flatter l’opinion. Une demande de restitution, c’est un dossier à constituer, une histoire à retracer, un processus extrêmement rigoureux pour éviter les abus», insiste Boris Wastiau. Pour lui, le risque de « vider les musées » est extrêmement faible. Et même du côté des populations, la demande n’est pas toujours évidente. Mais il insiste sur le dialogue à mener avec les héritiers de ces peuples. Avec parfois des surprises. C’est ainsi que les descendants d’un sculpteur de totems amérindiens sont venus visiter le Musée d’ethnographie de Genève (MEG), guidés par Boris Wastiau. Mais au lieu de demander la restitution des totems, ils ont appris au conservateur que leur aïeul avait sculpté… de manière maladroite: le chef sculpteur Neesh-Loot (alias Sydney Campbell) appartenait à une génération dont les traditions artistiques avaient été bafouées et supprimées par l’oppression coloniale (exercée notamment par les missionnaires et l’administration publique), tout comme la connaissance de la langue native. Neesh-Loot a saisi une opportunité de faire revivre l’art des «totem poles», mais ceux qui ont atterri au MEG étaient, au dire de ses descendants, un peu maladroits.

L’argument de la meilleure préservation des objets en Europe ou Amérique du Nord semble éculé. Les détracteurs des politiques de restitution ont beau jeu de dénoncer la vétusté des musées des pays émergents en s’appuyant sur l’exemple de l’incendie du Musée national de Rio de Janeiro le 2 septembre 2018… jusqu’à l’incendie de Notre-Dame de Paris! Quant aux pièces issues de pays ravagés par la guerre, les spécialistes sont pour le moins dubitatifs. «On avance cet argument pour la Syrie, le Brésil ou l’Afrique, on n’a jamais parlé des pillages dans les musées de Yougoslavie… car c’était un peu européen. En Egypte, il y a eu un cordon humain autour du Musée du Caire pour empêcher les manifestants de pénétrer dans le musée et de le piller. Aurait-on des milliers de Parisiens prêts à sauver le Louvre au péril de leur vie en cas d’émeutes?», interroge Eric Huysecom. Lequel ajoute que l’immense majorité des biens culturels d’Irak ou de Syrie ont été cachés sur place pendant les années de guerre par des conservateurs de musées des religieux ou des particuliers.
Parfois cependant, des «objets» restitués sont détruits. C’est le cas de restes humains qui, pour certains, étaient très en vogue dans les musées au début du XX e siècle, à l’instar des têtes maories de Nouvelle-Zélande contemplées de Paris à Berlin en passant par Londres ou Berne par des milliers de visiteurs curieux de ces tatouages du Pacifique. Aujourd’hui, quasiment toutes celles qui ont été un jour dans les vitrines des musées européens ont été rendues aux communautés maories… qui les ont parfois enterrées, parfois conservées dans des boîtes rituelles, parfois confiées au Te Papa Museum . Aux Etats-Unis, le congrès a adopté en 1990 la loi NAGPRA , qui prévoit la restitution aux peuples premiers des restes humains quand ceux-ci ont été déterrés. Depuis près de trente ans, ce ne sont pas loin de 750'000 objets qui ont été rendus et souvent enfouis de nouveau.
Parfois cependant, il est possible de combiner les revendications des populations et aspirations des scientifiques: «Il y a eu un litige entre une communauté aborigène de Tasmanie et le British Museum of National History à Londres: le BMNH conservait des squelettes que les conservateurs anglais voulaient garder pour des raisons de recherche, tandis que les aborigènes les revendiquaient pour leur donner une sépulture. Une médiation a permis que l’ensemble des squelettes soit restitué à la communauté, qui a pu les enterrer. Mais des prélèvements d’ADN faits par le musée sont à ce jour conservés par les chefs des communautés aborigènes, qui pourront les mettre à disposition si une demande scientifique cruciale leur est adressée», relate Marc-André Renold. Un exemple qui tend à prouver que les médiations permettent souvent de sortir de situations complexes par le haut.
Et c’est lorsque le dialogue est engagé que la dualité sommaire «restitution contre conservation» peut être dépassée. Car la restitution pure et simple est rare. Elle survient lorsque l’origine frauduleuse d’un bien est certaine et que ce bien est couvert par les textes législatifs en vigueur. Parfois aussi quand le propriétaire souhaite faire un geste. Ainsi, en 2010, le Musée Barbier-Mueller à Genève a restitué à la Tanzanie un masque Makondé volé à Dar es-Salaam en 1984, et acquis de toute bonne foi en 1985.
Les solutions juridiques
La plupart du temps cependant, conservateurs, universitaires, juristes et autres experts sont invités à imaginer des solutions nouvelles. Sans déposséder les uns ni spolier les autres. «Zurich détenait un célèbre globe enlevé à Saint-Gall pendant les guerres de religion et que ce dernier canton réclamait. Dans le cadre d’une médiation intercantonale, sous l’égide de Pascal Couchepin, une solution originale a pu être trouvée: l’artefact reste la propriété de Zurich, mais une réplique est offerte à Saint-Gall. C’est une solution originale et créatrice dont on pourrait s’inspirer pour résoudre d’autres cas», suggère Marc-André Renold.

Surtout, la question des restitutions peut permettre un aggiornamento global des musées. «A chaque fois qu’il y a une revendication, on peut ouvrir un espace de dialogue, car il ne faut pas un perdant et un gagnant, mais deux partenaires. Il faut quitter les vieux réflexes. Sur ces nouveaux modes de relation, la réflexion engagée par Felwine Sarr et par Bénédicte Savoy lors d’un atelier, sur le thème «Qu’est-ce que restituer veut dire?» tenu à Dakar avec des responsables de musées sur le continent africain, ouvre des perspectives. Une des questions débattues concernait le prêt ou le dépôt d’œuvres depuis l’Afrique vers les musées européens, après que des biens culturels ont été restitués à des musées africains. C’est une question qui n’a jamais été formulée, qui consiste à envisager des prêts, des échanges, des circulations, depuis l’Afrique, avec les musées européens qui auraient restitué des œuvres. Les directeurs de ces musées en Afrique ont alors suggéré que puissent être prêtées des œuvres d’artistes africains contemporains. Le musée européen peut ainsi devenir la vitrine d’une culture africaine en mouvement, toujours en mode créatif. Et non plus celui d’un passé figé», esquisse Vincent Negri.
Autre solution: la restitution négociée contre des prêts réguliers. «Quand un Berlinois a visité deux fois le Neues Museum et son buste de Néfertiti, à moins d’avoir la visite d’un neveu ou d’un ami, va-t-il y retourner? Tandis que s’il peut découvrir des pièces exceptionnelles qu’il n’aurait pu voir qu’au Caire ou à Alexandrie, cela peut l’amener à retourner plus fréquemment, pour des expositions-événements», suggère Marc-André Haldimann. C’est notamment ce type d’accord auquel sont parvenus le Musée Getty à Los Angeles et les autorités italiennes, le premier ayant restitué des objets issus du marché noir (ou du moins à l’origine suspecte) et bénéficiant en contrepartie de prêts temporaires de pièces de grande valeur.
Parfois, le dialogue permet même aux institutions muséales d’enrichir l’expérience des visiteurs et de faire progresser la science. «Nous avons eu des délégations d’Amérindiens d’Amazonie qui ne souhaitaient pas la restitution des objets, mais voulaient être associées à la présentation et muséographie. Nous avons appris des choses à leur contact», confie Boris Wastiau. Et parfois ce dialogue débouche sur des prêts dans l’autre sens: le musée occidental conserve l’objet, mais le prête parfois. Boris Wastiau mentionne ainsi «des musées américains ayant reçu des demandes de communautés d’avoir un objet de leurs collections, de temps à autre, pour une cérémonie ou un événement. Un projet en ce sens est en cours au MEG, mais en l’absence de demande pour l’heure, c’est nous qui allons proposer de réutiliser certains objets, instruments de musique notamment.»
Autrefois cantonnée au milieu des conservateurs et des diplomates, la question des restitutions commence à passionner le grand public. Notamment quand il s’agit de pièces emblématiques liées à un lieu ou à une culture. Aussi bien dans les pays occidentaux (que diraient les Berlinois si le Musée de Pergame devait rendre à la Turquie l’autel de Pergame?) que dans les pays d’origine. Lors de l’inauguration du Musée des civilisations noires à Dakar, la France a prêté le sabre et le Coran ayant appartenu à El Hadj Omar Foutiyou Tall, résistant local à la colonisation. Des milliers de visiteurs se sont pressés pour contempler ces «reliques». Et de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer leur restitution. Une anecdote qui fait écho à l’une des scènes du film Black Panther . Dans le blockbuster hollywoodien, un ressortissant du Wakanda (pays fictif) visite le (tout aussi fictif) Museum of Great Britain et réclame à sa directrice la restitution de plusieurs œuvres à son pays, déplorant le vol dont ses ancêtres ont été victimes.
Trente ans après Indiana Jones criant aux trafiquants d’art que «la place (des objets archéologiques) est dans les musées», Hollywood pourrait bien avoir saisi là un mouvement de fond qui n’a pas fini de bouleverser l’univers des musées.
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