Philippe Jordan: « Diriger, c’est conduire et faire éclore »
La Scala de Milan il y a peu, le Festival de Bayreuth l’été prochain, dès 2014 à la tête des Wiener Symphoniker, le Suisse Philippe Jordan enchaîne les succès et s’impose comme star de la jeune génération de chefs d’orchestre.

La liste des lieux et orchestres réputés où Philippe Jordan, 37 ans, a été applaudi ne s’arrête pas là : festivals à Salzbourg, Baden-Baden et Aix-en-Provence; des opéras comme Covent Garden, Vienne, Zurich, Met New York, Berlin; de prestigieux orchestres en Europe et aux Etats-Unis. « Ce sont mes années d’apprentissage et de voyage », commente laconiquement le chef d’orchestre qui nous reçoit, détendu et modeste, dans sa loge de la Scala. Il vient de conclure une représentation une fois encore brillante du « Chevalier à la rose » de Richard Strauss. (« Je conclus toutefois des réactions entendues que le public milanais aurait préféré entendre du Verdi ou du Puccini », sourit-il.) L’apothéose provisoire des quinze ans de carrière de Philippe Jordan est sa nomination en 2009 au poste de directeur musical de l’Opéra de Paris. Son intendant, Nicolas Joel, vient de prolonger son contrat jusqu’en 2018. Le jeune Suisse passe pour être perfectionniste, les musiciens et les chanteurs apprécient sa gestuelle claire. Ce qui l’intéresse, c’est bien plus qu’un beau son, c’est la connaissance de la trame et du contexte d’une œuvre et de son éclosion. L’été prochain, Philippe Jordan est invité à diriger « Parsifal » au Festival de Bayreuth – presque un adoubement pour un interprète de Wagner.
Hier soir, pendant ce « Chevalier à la rose » parfois imprégné de sentimentalisme, je me demandais si, en tant que chef d’orchestre, vous êtes parfois touché par l’émotion durant la représentation… Bien sûr ! Comme chef d’orchestre, on est totalement concentré, on veille à tout à la fois : que tout fonctionne, que le jeu collectif et l’intonation soient bonnes. Mais il m’arrive aussi d’être profondément touché par un de ces moments rares, surnaturels où tout joue parfaitement. Mais on ne peut bien sûr atteindre de tels sommets tous les soirs.
La musique est faite d’une part d’émotion, d’autre part de raison : c’est vrai ? C’est ce mélange qui fait la musique. Le plus souvent, l’émotion influence la raison. Mais la raison, le savoir intellectuel du texte, de la forme, de la construction musicale peut aussi influencer l’émotion. Equilibre passionnant mais périlleux : quand on connaît parfaitement une œuvre qu’on a déjà jouée souvent, la routine pourrait s’installer. Le danger est qu’on s’y abandonne à l’excès, que la musique et l’intrigue se déroulent toutes seules. Ce n’est justement pas si simple !
Comment poursuivez-vous cet équilibre ? On peut influencer plein de choses sur le moment pour approcher autant que possible l’effet idéal : la dynamique, le timing, la nuance du son. Il va de soi que l’on règle tout ça durant les trois semaines de répétitions. Mais cela ne se concrétise vraiment que lors de la représentation publique. Et c’est différent chaque soir, cela dépend de beaucoup de facteurs extérieurs qui changent chaque jour. Le chef d’orchestre doit beaucoup canaliser, mais ses propres émotions se libèrent soudain aussi. Durant les dix premières années de ma carrière, un tel cadeau du ciel m’est échu peut-être une fois sur quarante. Plus je pratique ce métier, plus cela m’arrive.
A quoi cela tient-il ? Plus on acquiert de l’expérience, plus on gagne cette assurance qui permet de laisser les choses se faire. C’est le grand secret de la direction d’orchestre : bien sûr qu’il faut diriger, façonner, mais il faut aussi laisser éclore. Sans quoi on risque de ne pas voir le moment précis où se produit peut-être un instant d’émotion inexplicable… Justement avec « Le chevalier à la rose » de Richard Strauss. Bien que ce soit une partition très complexe, il faut garder en même temps un comportement léger, fluide.
Vous aimez relever des défis complexes. Les poids lourds de votre répertoire sont Richard Strauss, Mahler, Chostakovitch, Stravinsky, Wagner,... Oh, mais Mozart, Haydn, Beethoven sont encore beaucoup plus complexes ! On croit toujours que ce qui semble poids lourd est difficile. Je le croyais aussi. Quel respect j’ai éprouvé quand, pour la première fois, j’ai assisté au « Ring der Nibelungen » de Wagner ! Mais quand on l’analyse, on voit qu’il est construit de façon très claire et systématique. Une symphonie de Beethoven ou de Brahms, un opéra de Mozart restent toujours difficiles. On entend la moindre des choses qui ne joue pas. On croit connaître parce qu’on l’a fait si souvent, mais il faut sans cesse repartir de zéro. On ne peut jamais se permettre de se dire : je sais comment ça marche. Le début de la Quatrième de Brahms, par exemple, bien sûr qu’elle chante toute seule. Mais elle ne vit pas toute seule !
Notre génération a grandi avec des supports sonores. Le public sait à quoi doit ressembler tel opéra, telle symphonie. Est-ce que cela ne retranche pas quelque chose de l’expérience auditive spontanée ? Les disques et les CD ont bel et bien cassé quelque chose. Le public veut entendre en concert la perfection du CD. Cela diminue la curiosité pour la vitalité d’une performance live. Mais les supports sonores ont aussi apporté beaucoup : nous avons la possibilité d’entendre une œuvre dans sa forme la plus accomplie, de comparer diverses interprétations et, surtout, de conserver les plus beaux moments de l’histoire de la musique.
Quand on est chef d’orchestre, est-ce qu’on écoute divers enregistrements avant d’attaquer une nouvelle œuvre ? Si oui, comment trouver sa propre interprétation ? Les opinions sont partagées. Je respecte les collègues qui n’écoutent jamais l’enregistrement de quelqu’un d’autre et disent : ce qui compte, c’est la partition et ce que je lis dedans. Je ne sais pas faire ça. Bien sûr qu’il s’agit de respecter la partition et l’intention du compositeur. Mais en même temps il existe une histoire des interprétations. Je ne peux pas préparer une symphonie de Beethoven sans savoir ce que Karajan, Bernstein, Carlos Kleiber ou Bruno Walter en ont fait. Je trouve que la connaissance et la remise en question de ces enregistrements détermine comment on va soi-même aborder l’œuvre. Encore que ce qui est vraiment décisif ne se produit que quand on est face à l’orchestre qui constitue en soi une sonorité. C’est là qu’on reprend toute la théorie à zéro et qu’on parvient forcément à son propre résultat.
Naguère, certains orchestres avaient une tradition sonore tout à eux. Aujourd’hui la sonorité propre des musiciens s’est fondue en une perfection internationale. En tant qu’homme du sérail qui fait face à beaucoup d’orchestres nationaux, je constate que, par exemple, les orchestres français et allemands recherchent et cultivent activement leur propre culture sonore. A noter que c’est d’ailleurs encore beaucoup plus typique pour les orchestres de l’ancienne Allemagne de l’Est. Sûrement parce que du temps de la RDA ils étaient plus homogènes.
Les orchestres devraient-ils se spécialiser sur des répertoires spécifiques ? Les Français sur des compositeurs français, les Allemands sur Wagner, Brahms, Beethoven ? Jamais de la vie ! Quand des Berlinois interprètent un Debussy à la sonorité différente de celle d’un orchestre parisien, c’est magnifique ! Si maintenant je réalise les « Nibelungen » de Wagner avec mes Parisiens, c’est un grand moment pour tous les deux.
En 2014, vous serez le chef d’orchestre des Wiener Symphoniker. En même temps, vous prolongez jusqu’en 2018 votre contrat avec l’Opéra de Paris. Sans parler des concerts où vous serez invité. N’est-ce pas éparpiller votre activité artistique ? Ou juste une question de gestion du calendrier ? Ces dix dernières années, j’ai été très souvent chef d’orchestre invité. Je vais y mettre des limites. Ce furent des années d’apprentissage et de voyages utiles et irremplaçables. Qu’est-ce qui distingue les Wiener Philharmoniker, les New Yorker, le Chicago Symphony ? Comment travaille-t-on à Covent Garden, au Met ? Ce sont des expériences enrichissantes. Je ne serai à Vienne qu’une douzaine de semaines par an. Trois mois, c’est ce qu’il faut à un chef pour travailler une douzaine de programmes.
Mais pourquoi se marier à long terme avec un orchestre quand on a la chance de rencontrer le succès sur tous les continents ? Parce qu’une relation à long terme est plus profonde. Parce qu’il n’est pas nécessaire de s’habituer l’un à l’autre pour chaque projet. Parce qu’on sait réciproquement ce qu’on peut attendre de l’autre et cela crée une base sur laquelle on peut progresser artistiquement, que l’on peut faire évoluer. En plus, pour moi, un pur chef d’orchestre d’opéra n’est qu’un demi-chef d’orchestre, de même pour un pur dirigeant de symphonies. La combinaison des deux, mais aussi des cultures française et austro-allemande me paraît idéale.
Et si on vous offrait quelque chose d’encore plus attrayant ? Pour en rester à l’idée de mariage, êtes-vous un homme fidèle ? Dans ce contexte, oui ! (Eclat de rire) De nos jours, les contrats ne sont plus signés sur trente ans, « jusqu’à ce que la mort vous sépare ».
Lorsque vous avez quitté Graz, on espérait que vous rallieriez l’Opéra de Zurich. Alexander Pereira m’avait contacté très tôt. Le fait est que Zurich m’aurait aussi beaucoup intéressé, j’éprouve un grand respect pour cet orchestre et je l’ai dirigé plusieurs fois. Mais Zurichois à Zurich… Je n’étais pas encore assez sûr de moi pour le poste de chef d’orchestre. Sans parler du fait que mon père Armin Jordan était alors encore très présent en Suisse comme chef d’orchestre. Il fallait que je fasse mon chemin hors de sa zone d’influence.
Votre père vous manque-t-il ? Beaucoup. Ce fut une relation très étroite. Il a accompagné mon parcours avec beaucoup d’intérêt amical, même avec fierté sans jamais être un enseignant ou un stimulateur. Il était simplement là chaque fois que j’avais besoin d’un conseil.
Le fait d’être son fils vous a-t-il plutôt aidé ou plutôt entravé ? Au début, je trouvais la chose compliquée. Je ne savais pas si j’obtenais un poste parce que j’étais son fils. Mais il y a eu aussi des avantages, bien sûr. A l’Opéra de Paris, justement, où il a souvent dirigé, l’amitié qu’on lui portait a été reportée sur moi. C’était beau.
Depuis vos années avec Barenboïm à l’Opéra Unter den Linden, votre domicile est à Berlin, entre-temps à Paris aussi et maintenant à Vienne. Où vous sentez-vous à la maison ? Pour l’instant, très fort à Berlin. Mais Paris est automatiquement devenu un chez-moi aussi.
Et quelle est votre patrie musicale ? Difficile à dire. Je ne pense à aucune spécialisation. Il peut se produire au fil du temps que l’on se fonde dans un répertoire avec lequel on a une affinité particulière. On ne le cherche pas, on le trouve. Ou parfois un intendant ou les médias font pression. Pour moi, l’éventail est important justement quand on vient de l’opéra, où il faut une grande flexibilité dans le répertoire.
Mais vous avez d’ores et déjà vos points forts… Richard Strauss en est devenu un et Wagner l’est de plus en plus. Quand, à Zurich, j’ai fait pour la première fois les « Nibelungen », un univers tout nouveau s’est ouvert à moi. Je me suis senti comme si j’avais 20 ans, j’ai découvert des choses inattendues. Depuis que je dirige Wagner assez souvent, des voies nouvelles se sont ouvertes devant moi, d’un point de vue artistique, je précise. J’ai découvert qu’une chose conditionne l’autre. Depuis que je connais Wagner à fond, je dirige Mozart ou Verdi tout à fait différemment. Et inversement.
Crédit photo : Robert Caccuri
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