Dérive sur le Nil
Entre Assouan et Louxor. Du tumulte des souks au silence marmoréen des temples, de l’Ancien Empire à l’Egypte contemporaine. Chronique d’une bienheureuse dérive.
Assouan - -
Poser le pied sur le Steam Ship Sudan est déroutant. Le navire a pour lui l’ambiguïté des sommeils légers, où le songe se tisse à la réalité. Ancienne propriété du roi Farouk, qui venait y dériver en famille, refuge d’Agatha Christie, qui y écrivit son célèbre « Mort sur le Nil », le Sudan est une légende quasi centenaire. Il est le dernier bateau à vapeur à croiser sur le fleuve. Rêve ? Réalité ? L’ambiguïté se tisse au fil des contrastes.
Le Sudan allie la pompe fin de siècle – où dominent les bois et les cuivres – avec le fonctionnalisme moderne, le luxe d’antan – son salon cossu, son mobilier massif – avec les exigences d’aujourd’hui; il est le garant de la paix, de la rêverie, qui se heurte sans cesse à la réalité électrique des villes qui bordent le fleuve. Assouan prend place de part en part du fleuve, là où celui-ci se resserre; comme si la ville, trop généreuse, cherchait à mordre sur l’eau – vers laquelle elle descend par un réseau complexe de débarcadères, d’escaliers en pierre, de pontons, de péniches.
Assouan porte encore en lui quelque chose des fêtes romaines, où se croisent mesure et démesure, ordre et chaos. L’architecture est bigarrée, protéiforme; les temples ptoléméens côtoient sans gêne les immeubles en parpaing, la beauté cède parfois le pas au hideux. L’on passe sans transition d’une maisonnette raffinée, toute de volutes orientales, à un entrepôt métallique, fonctionnel, grisâtre. Si Assouan n’est pas précisément une belle ville, elle est un embarcadère idéal.
On se laisse emporter par l’agitation de ses rues, par les rires, par les cris; par l’entêtante scansion d’un muezzin proche à l’heure de la prière. En début de soirée, on traverse son souk à la recherche d’épices, d’objets en osier, d’écharpes en laine. On discute avec l’un ou l’autre des marchands. On s’arrête pour boire un jus de canne fraîchement pressé. On lève le nez, on se pénètre du réseau dense des odeurs du marché. Puis la nuit tombe; il fait froid. On opte alors pour le Restaurant Al Masry, rue Sharia al-Matar, tout proche du souk.
Un houmous, une salade, un poulet grillé. Plats simples, locaux, savoureux, soutenus par un service chaleureux – qui compense largement la chute de la température extérieure. Un thé à la cannelle accompagne le repas. Autour de moi, des Assouanais, des Cairotes en vacances, peu d’étrangers (attestant de la fragilisation du secteur touristique, pourtant l’un des piliers de l’économie égyptienne). Un couple israélien me vante cependant la splendeur du temple de Philae, tout proche, que je me promets de visiter le lendemain.
A l’aube, c’est avec une barque à moteur que l’on gagne le temple, joyau de l’époque ptoléméenne, situé sur une île. Un contraste fascinant avec l’ambiance exaltée du souk, un lieu d’exception où dialoguent – parfois jusqu’à l’injure ! – les traditions égyptiennes, grecques, romaines et chrétiennes. Cette perle de l’Egypte, où les généraux de Napoléon, comme des écoliers visitant un musée, gravèrent sauvagement leur nom dans la pierre, est également une « bibliothèque architecturale ».
Les motifs sont déchiffrés pour moi par George, guide érudit travaillant sur le Steam Boat Sudan – et dont l’étendue des connaissances suffirait seule à justifier la croisière. Là, on saisit la fascinante réalité des pharaons grecs, qui s’efforcèrent d’intégrer à leur philosophie la dense religion égyptienne. Car l’intérêt d’un temple n’est pas que stylistique, architectural; le temple est le lieu où confluent les préoccupations politiques, agricoles, religieuses, médicales, scientifiques, économiques.
A une époque de haute spécialisation telle que nous la vivons aujourd’hui, il est difficile d’imaginer que ces matières aient pu être présentées comme indivises; qu’elles aient pu s’incarner dans un même homme; qu’elles aient pu s’unir au point de se confondre dans un même haut-relief. L’odeur de vieille pierre et celle du Nil proche me plongent dans une légère torpeur. Les colonnes papyriformes s’enfilent progressivement le long des cours intérieures, jusqu’au dernier autel. La chaude passion de George me gagne. Comme avant moi Ptolémée et les conquérants grecs, je brûle de tout savoir. Nous y passons des heures. Des heures hors du temps. Où je retrouve ce que Sloterdijk nomme le « sentiment cosmique », perdu dans la modernité.
Esna - -
En fin d’après-midi, nous naviguons d’Assouan à Esna. Le moteur à vapeur gronde doucement sur les eaux du Nil. De chaque côté, des villages, des fermes, du bétail signent le fantastique travail de l’homme sur ces rives fertiles mais souvent ingrates, régulièrement dévastées par la montée des eaux (au moins jusqu’à la construction du deuxième barrage d’Assouan, en 1971). Quelques felouques, chaloupes et bateaux de plaisance nous frôlent ; les passagers nous adressent des signes.
Contre Héraclite, qui prétendait qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, l’art égyptien – depuis le temps des premiers pharaons jusqu’aux poètes contemporains – oppose la permanence de la représentation anthropomorphique. Le Nil devient tantôt l’amant tranquille, tantôt la femme courroucée; on l’aime d’un amour parfois violent, toujours pur. On le chante, le grave; on le raconte. Le voyageur est empli par la fascination millénaire que le Nil exerce sur l’homme. Et c’est ainsi que lentement, au fil de l’eau, nous accostons sur les rives d’Esna.
Esna est une petite ville côtière, généralement peu prisée des touristes. C’est de nuit, en compagnie de George, que je m’y aventure. Ici, on est loin des «souvenirs authentiques» manufacturés en Chine… Les ruelles sont sableuses, tortueuses, parfois détruites. Inhospitalières de prime abord, elles révèlent leur magie au fil des déambulations. Les silhouettes que nous croisons portent l’habit traditionnel. Elles semblent quelque peu étonnées de nous voir. Mais c’est un étonnement qui n’a rien de replié, d’agressif.
Au contraire, le fil chaud des salutations et des sourires qui se succèdent fait bientôt nous sentir tout à fait à l’aise. Au détour d’une ruelle, nous nous retrouvons – si soudainement que, même dans la nuit, on en est comme ébloui – devant le temple de Khnoum. Au milieu des habitations modestes, des échoppes mal éclairées, entourées de ruelles défoncées, l’édifice commencé sous Ptolémée VIII, terminé sous Marc Aurèle, se détache majestueusement. Il est situé plusieurs mètres en dessous du niveau de la ville, si bien qu’on le contemple en contre-haut.
Un garde nous recommande chaudement de revenir le lendemain, lorsqu’il sera ouvert aux visiteurs. « En attendant, buvez quelque chose ! » Nous ne nous faisons pas prier. Nous nous attablons, George et moi, à la terrasse d’un café situé en face du temple. Le patron nous apporte thé à la cannelle, feuilles de menthe et narguilé. Autour de nous, des habitants discutent, rient, jouent aux échecs. Les discussions glissent du temple de Khnoum à la situation de l’Egypte contemporaine: la relance (encore timide) du secteur touristique, les projets pétroliers d’envergure lancés en mer Méditerranée. George me fait part de son optimisme. Selon lui (et selon la plupart des Egyptiens avec qui je m’entretiendrai), le cauchemar représenté par l’accession au pouvoir des Frères musulmans est bel et bien derrière. Un avenir plus radieux se dessine. « Cela prendra du temps, mais ici, forts d’une histoire longue de cent siècles, nous ne sommes pas à un an près… »
Louxor - -
Louxor est une sorte de hotspot de l’Egypte ancienne. Des visiteurs venus du monde entier se pressent, qui au Old Winter Palace, longtemps propriété royale, qui au majestueux temple de Karnak, alignant 134 colonnes, qui au temple d’Amon, remontant à Ramsès II, qui dans la mystérieuse vallée des Rois, où reposent les dépouilles de 52 pharaons. Ces sites, qui attirent aussi bien amateurs qu’experts, chercheurs américains que Cairotes en goguette, sont les témoins orgueilleux d’un temps lointain, grandiose, qui ne cesse de refluer sur le présent.
Un présent qui, comme à Assouan, se signale par une agitation hypnotique, furieuse, par une architecture éclectique, où les minarets se mêlent aux clochers des églises coptes et franciscaines, où les immeubles de brique le disputent aux colonnes papyriformes à chapiteau ouvert. A Louxor, on passe du tombeau de Ramsès III à la table élégante du Sofra, sise rue Mohamed Farid; de la maison de l’énigmatique vallée des artisans à l’artisanat contemporain du marché (qui ne s’arrête que lorsque le flux des acheteurs est tari); de la salle mortuaire de la reine Néfertiti aux jardins luxuriants du Old Winter Palace, où l’on savoure une bière égyptienne sous les palmiers.
A Louxor, la « dérive sur le Nil » touche à sa fin. Je bois un dernier thé d’hibiscus dans le salon, puis prends congé de l’équipage. Le Steam Ship Sudan , en traversant ces contrées exceptionnelles, dévoile sa véritable fonction: celle de décupler la légende, de la porter au carré. Le voyageur, l’imagination fertilisée, ne peut s’empêcher de faire comme Agatha Christie: s’efforcer de fixer le miracle égyptien sur le papier, en dire quelque chose qui soit, sinon neuf, du moins véritable.
Organisée par l’agence Voyageurs du Monde, la croisière sur le Steam Ship Sudan propose, à partir de 2800 fr. par personne (pour 6 jours) le vol pour Assouan et retour de Louxor sur compagnie régulière au départ de Genève, les transferts privés, la nuit à Assouan à l’Hôtel Sofitel Cataract Nil Wing, en chambre double vue sur le Nil, avec petits déjeuners, la croisière sur le Steam Ship Sudan, en cabine double, pension complète, les visites, la nuit à Louxor, à l’Hôtel Sofitel Winter Palace, en chambre double, avec petit déjeuner.
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