Dans la peau des speed climbers
Dans le milieu de la grimpe, on l’appelle The Swiss Machine. Le Suisse allemand Ueli Steck a porté l’escalade de vitesse à un niveau sportif jamais atteint. Son palmarès impressionnant est le résultat d’un entraînement digne des plus grands athlètes. Musculation, tests d’endurance, préparation mentale… avant chaque exploit, Steck se donne à fond et ne laisse rien au hasard.
A propos de l’Eiger, qu’il a grimpé 28 fois, l’alpiniste détaille dans son livre « Speed » son programme d’entraînement qui le conduira à l’exploit en 2008: l’ascension de la face nord de l’Eiger en 2 h 47. A titre de comparaison, en 1938, il fallait quatre jours pour faire la même ascension.
Le record de Steck sur l’Eiger a été battu depuis par un autre Suisse, moins connu. Dani Arnold s’est emparé de la mythique face nord en 2h28. C’était en 2011, il n’avait que 27 ans. Pour réaliser leurs exploits, les speed climbers sont physiquement surentraînés, grimpent en solo intégral et partent le plus léger possible, sans équipement superflu. Mais d’où vient le speed climbing? Pourquoi prendre autant de risques et grimper aussi vite en montagne ?
La vitesse en montagne ne date pas d’hier. Le speed climbing est un nom marketing posé sur une pratique vieille de soixante-cinq ans. Dans son livre, Ueli Steck détaille ses escalades de vitesse sur les trois grandes faces nord des Alpes: l’Eiger, les Grandes-Jorasses et le Cervin. Steck rappelle qu’en 1950 une équipe de grimpeurs autrichiens avait gravi la face nord de l’Eiger en une seule journée (en 18 heures). C’était la première ascension de la face sans bivouac.
« Il y a toujours eu des gens qui ont cherché à aller vite en montagne, pas forcément pour établir un record, mais par preuve de dextérité et de maîtrise », explique Claude Gardien, guide de haute montagne et rédacteur en chef de « Vertical Magazine ». « Cette première ascension de l’Eiger sans bivouac a été un signal fort pour tout le monde, car ça voulait dire qu’on pouvait partir léger. »
Jean Troillet, alpiniste de légende, est un autre expert de la vitesse en montagne. Agé aujourd’hui de 66 ans, il vit près de Montreux. Il se souvient du sommet de l’Everest, qu’il a atteint en 1986 avec Erhard Loretan, en un temps record : 43 heures aller-retour.
« Je pratiquais déjà les voies en «mode rapide » dans les Alpes. Pas pour le record mais parce qu’on avait l’orage aux fesses. On grimpait vite par sécurité pour échapper au mauvais temps. A l’Everest, c’était différent, ajoute Jean Troillet. On avait compris qu’on trimballait toujours beaucoup trop de matériel sur notre dos. Avec Erhard, on s’est allégés au maximum et on a grimpé non-stop ou presque, jusqu’au sommet. La vraie raison de la vitesse en Himalaya, c’est qu’on voulait passer le moins de temps possible en altitude. Plus vous restez longtemps à haute altitude, plus les risques augmentent. »
La vitesse comme protection, et la légèreté pour améliorer la performance. Dans l’histoire du speed climbing, chaque alpiniste a créé une nouvelle façon de grimper. Troillet a inventé le fait de grimper de nuit. Pour le Français Christophe Profit, ce fut les enchaînements de sommets non-stop. Comme sa trilogie des trois faces nord: l’Eiger, le Cervin et les Grandes-Jorasses dans la même journée en 1985. Profit et Steck se connaissent et dialoguent en face à face dans le livre du Suisse.
«Jusqu’à Profit, les alpinistes s’entraînaient uniquement en pratiquant l’escalade», rappelle Claude Gardien. «Profit est le premier à avoir eu une approche rationnelle, physique et sportive de l’entraînement», ajoute-t-il. Une approche que Steck a reprise à son compte en la poussant à son maximum. La courte histoire du speed climbing connaît une accélération venue de l’Ouest américain au début des années 2000.
C’est la mode des «big walls», ces parois monumentales où se sont illustrés les étonnants frères Huber. Les deux Allemands ont réalisé plusieurs ascensions record au Yosemite National Park, dont celle du Nose en 2007. D’autres grimpeurs, Américains, comme Dean Potter ou Alex Honnold, se sont fait remarquer dans des «speeds solos» à couper le souffle.
Parallèlement, les ascensions rapides ont repris en Himalaya, ou Ueli Steck a réalisé fin 2013 l’exploit ultime en escaladant la face sud de l’Annapurna, 28 heures aller-retour. Un temps qui paraît surhumain.
Deux évolutions marquent la courte histoire du speed climbing: la discipline est passée du collectif à l’individuel. L’ancienne génération – Jean Troillet ou encore l’Italien Reinhold Messner (également présent en face à face dans le livre de Steck) – réalisait les ascensions rapides en cordée. Aujourd’hui, les speed climbers grimpent seuls. Ils prennent plus de risques mais sont plus rapides. Deuxième évolution notable: l’arrivée du chronomètre.
Désormais, les grimpeurs déclenchent leur chrono en bas et l’arrêtent en haut. Un « contre-la-montre » inconcevable pour la majorité des montagnards pour qui toute ascension est avant tout un chemin hors du temps, fait d’effort et de contemplation. Dans le speed climbing, l’essentiel est de battre un record de vitesse. Une pratique par définition élitiste où, comme l’écrit Ueli Steck, l’homme « pousse les limites au seuil de l’impossible ».