«Les marques horlogères: facteur puissant de valeur patrimoniale»
Une conférence organisée par Bilan en partenariat avec Vontobel a exploré en profondeur les ingrédients qui font la valeur des montres et joaillerie de luxe, en présence d’experts et de patrons de prestigieuses marques horlogères.

A l’heure où les placements à taux fixe ramènent des rendements faibles à négatifs aux investisseurs, une montre ou un bijou de haute joaillerie peuvent-ils faire office de véritables refuges de valeur sur la durée, à transmettre aux générations futures? Où réside la valeur patrimoniale d’un objet de haute horlogerie ou de haute joaillerie, du point de vue du collectionneur ou de l’investisseur? Est-ce dans le savoir-faire, le génie artisanal et mécanique, la maîtrise technique? Et dans quelles proportions? Est-ce dans la composante technologique et sa marge d’erreur infime désormais, de plus en plus présente, qui challenge le talent et l’habileté auparavant indispensables du maître horloger qui assurait à 360°? Est-ce dans la teneur en métaux et pierres précieuses qui le composent? Ou est-ce enfin dans la marque de luxe, et la construction de la puissance de celle-ci? Ce sont les questions sur lesquelles s’est penchée la conférence organisée par la banque privée Vontobel et le magazine Bilan le 14 novembre à Genève, en présence de patrons horlogers et d’experts du luxe.
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Pour Joachim Ziegler, CEO des Ambassadeurs , «pour qu’une montre acquière une valeur patrimoniale, cela dépend de la rareté et de l’histoire. Soit l’histoire de la manufacture elle-même, soit celle de la marque, ou, lors des ventes aux enchères, l’histoire du porteur». Pour Jean-Christophe Babin, CEO de Bulgari , l’objet doit principalement sa valeur à la rareté, à la qualité, mais aussi au design. «En joaillerie, poursuit-il, au-delà des belles pierres, une valeur élevée peut venir d’un design très différenciant et légitime par rapport à l’histoire d’une marque. Il cite l’exemple, pour Bulgari, des références à Rome, à l’antiquité, à l’expression artistique patrimoniale qui fait sens pour la marque. «Le luxe a besoin d’authenticité, et de bienfacture».
Il n’y a donc pas que la valeur intrinsèque de l’objet, comme l’a aussi montré l’exemple de la Rolex Daytona ayant appartenu à Paul Newman, récemment vendue aux enchères à un collectionneur pour un record de 17,8 millions de dollars. Aurel Bacs, le commissaire-priseur et expert horloger de la maison Phillips , qui s’est chargé de la vente, explique: «La première Apple Watch que Steve jobs avait au poignet a une valeur patrimoniale, et c’est parce que c’est lui qui la portait. De même, si le manuscrit d’Albert Einstein pouvait atteindre un prix record, ce n’est pas pour le contenu en lui-même, mais parce qu’il est écrit de sa main».
«La culture est située tout en haut de la pyramide des besoins humains»
18 millions pour une montre, n’est-ce pas trop? Aurel Bacs fait une démonstration simple: un objet de collection n’est pas un appartement de 150 m2 dans un immeuble à Meyrin, dont la valeur locative est connue et calculable. «Tout ce qu’on collectionne, ce qui est au musée, dans un catalogue d’une maison de vente, recèle une valeur très difficile, voire impossible, à calculer. L’acheteur veut cet objet parce qu’il lui plaît, le rend heureux. Pourquoi un Basquiat devrait-il valoir 100 millions? Cela plaît et les historiens de l’art et les musées y contribuent et cela réussit. Pourquoi une Ferrari devrait valoir 50 millions? Il y en a 27 exemplaires, elle a gagné au Mans, certes, mais elle nous plaît, surtout. Au final, je dirais que les 18 millions pour la Rolex, ce n’est pas trop. Il y a le désir de posséder, d’avoir un trophée. La culture est située tout en haut de la pyramide des besoins humains. Avec la croissance du nombre de milliardaires dans le monde, qui veulent quelque chose de spécial, il n’y a plus assez de Monet, Cézanne, Rolex, de colliers en diamants ou de Ferrari. La demande est forte, l’offre est rare, il est normal que les prix augmentent».
Pour Aurel Bacs, il n’y a pas d’une bulle spéculative dans les montres de collection. «Nous vendons, chez Phillips, à peine 1000 montres par an. C’est très peu. Je participe à centaines de conversations avec les acheteurs. Celui de la Daytona à 18 millions avait des étoiles dans les yeux, je peux vous le dire».«L’histoire de l’objet peur receler 90% de la valeur, dans le cas d’une montre ayant appartenu à une icône, et conférer clairement une valeur patrimoniale supplémentaire dans le cas d’un collier offert par Richard Burton à Liz Taylor», selon Jean-Christophe Babin. Qui garde cependant une interrogation : « Nos enfants n’ont pas le même rapport à Paul Newman ou Liz Taylor. Le fait qu’un objet leur ait appartenu incitera-t-il les générations futures à payer quelques millions de plus lors? Pas sûr».
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Pour François-Henry Benhamias, CEO d’ Audemars Piguet , «la valeur patrimoniale d’un objet, c’est son disque dur. Le pourquoi, quand, qui, où, d’une marque. Une marque qui a 142 ans comme Audemars Piguet, enracinée dans la Vallée de Joux, qui garde des façons de travailler qui lui permettent de restaurer des montres du XIXème siècle ». Une valeur qui ne sera plus reconnue par chez les jeunes générations? Le patron d’AP n’y croit pas: «Non car la marque indique la valeur de ce qui s’est construit au fil du temps. Ce que n’offre pas le digital, qui impose un raccourcissement du temps d’usage et de propriété. Ma fille de 22 ans n’a jamais porté une montre de sa vie. Je lui ai proposé de venir au Brassus, voir à quoi cela ressemble. Elle a fait le tour de la manufacture, et au bout de deux heures, elle a dit : c’est le première fois que je vois quelque chose qui dure. Au cours des six mois qui ont suivi, quatre de ses amis ont acheté des Audemars Piguet ».
Quels sont les critères respectifs de valorisation de l’horlogerie et de la joaillerie? Premier constat, selon l’analyste René Weber de Vontobel, l’activité joaillière est moins cyclique et volatile que celle horlogère. Des marques du groupe Richemont, comme Cartier, VanCleef & Arpels ou l’entreprise américaine Tiffany affichent des chiffres de ventes et des marges plus stables, sur la durée, que les divisions horlogères suisses des groupes de luxe. Un des facteurs de cette stabilité est que la joaillerie est principalement distribuée par des boutiques en nom propre, alors que les montres sont distribuées à travers des détaillants multi-marques, qui ajustent leurs niveaux d’inventaires durant les cycles de ventes moins favorables. C’est la conclusion du dernier rapport de René Weber, spécialisé dans le secteur horloger. Désigné meilleur analyste par Bilanz en 2004 et encore en 2016 par Extel, le Zurichois est depuis longtemps le meilleur spécialiste du secteur.
L’attrait viscéral de l’humanité pour les bijoux et ornements
Depuis 2011, l’équipe de recherche en actions de Vontobel est classée chaque année première par le sondage Extel dans la catégorie Actions Suisses. Son rapport met en avant le potentiel élevé de gains de parts de marché pour les bijoux de marque sur les marché chinois et indien, mais aussi pour les touristes de ces pays, qui commencent tout juste à s’ouvrir aux marques de la haute joaillerie. Si la joaillerie est plus stable et reste un des marchés les plus porteurs, c’est aussi en raison de l’attrait viscéral de l’humanité pour les bijoux et ornements, rappelle Jean-Christophe Babin. «Cela reste le moyen de célébrer les moments rares et précieux dans la vie, et qui confère à la joaillerie ce statut spécial par rapport à d’autres métiers du luxe.»
Bien qu’elles n’aient pas réalisé d’expansion de leurs boutiques en nom propre, des marques de montres font état de gains de parts de marché, comme Swatch Group, Rolex, Patek Philippe et Audemars Piguet. C’est parce qu’elles exercent un contrôle étroit de leurs canaux de distribution et limitent leur production (Patek Philippe l’a même réduite), explique René Weber. Rolex contrôle aussi ses niveaux d’inventaire et son exposition est moins élevée au marché asiatique. Swatch Group a principalement gagné des parts de marché avec la marque Omega. Dans le secteur online, René Weber prévoit que les sites multimarques comme Mr Porter vont encore développer leur offre de montres et de joaillerie, mais que des détaillants de montres comme Bucherer auront aussi leur propre site, ce qui est déjà le cas de ce dernier en Angleterre. Les marques elles-mêmes aussi.
A cet égard, Omega vient d’annoncer qu’elle lance sa première plateforme de vente en ligne, pour l’heure exclusivement réservée aux clients basés aux États-Unis, qui pourront acheter les collections de la marque.Revenant sur ce qui fait la valeur patrimoniale d’une montre, Nicolas Oltramare, membre du conseil d’administration de Vontobel, souligne la valeur-temps, qui « constitue un test très important. Une montre qui a passé plusieurs générations est une assurance, pour qui l’achète ». Il compare cela au monde de la finance : «Quand vous achetez une montre nouvelle, c’est l’équivalent du capital-risque. Après une ou deux générations, c’est déjà une valeur beaucoup plus sure ». Aujourd’hui l’aspect temps de la valeur d’une montre semble avoir moins d’importance, « mais une montre qui a passé tous les tests de la durée restera toujours une valeur plus sure ».
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Qu’en est-il lorsqu’on baisse le prix d’une montre? «Vous avez diminué de 20% la valeur des Royal Oak en or, rappelle Cristina d’Agostino, rédactrice en chef adjointe de Bilan et Bilan Luxe, en s’adressant à François-Henry Bennhamias. Cela ne touche-il pas valeur patrimoniale? » «Il faut correspondre à la valeur perçue, répond le CEO d’Audemars Piguet. Or nous avions une façon de calculer nos prix sur l’or qui n’était pas logique. La valeur perçue n’était pas la bonne. En modifiant le prix, nous sommes passés, en 3 ans, de 5000 à 15'000 pièces en or ». Quand l’or se revalorise dévalorise, comme il l’a fait en passant de 15‘000 francs le kilos à 40'000 aujourd’hui, la valeur patrimoniale augmente, car les montres en or représentent 50% de ce qu’exporte la Suisse. Ce qui confirme le bien-fondé d’investir dans des produits en matériaux précieux.
Au final, ce sont les marques qui décident en bonne partie de la valeur patrimoniale, explique Jean-Christophe Babin, car elles décident combien d’exemplaires elles produisent (la rareté) et elles réveillent le mythe autour de l’objet. «On n’est pas arrivés à la montre de Paul Newman ou à la joaillerie de Liz Taylor par chance. Il y a là de l’artisanat, de la créativité, mais c’est aussi le marketing qui valorise l’objet. Sans ce dernier, les marques horlogères parviendraient peu à se différencier. Il s’agit de créer autour de l’objet des légendes, de parler de ce qu’il implique comme style de vie, de ce qu’il a nécessité comme artisanat, bien-facture, de suggérer l’intemporalité du style, le contexte dans lequel on va vivre ce style. Les marques elles-mêmes sont un facteur puissant de valeur patrimoniale future ou non ». Certains marchés comme les Etats-Unis, où vit la clientèle parmi les plus opulentes, nécessitent des efforts particuliers.
«Le luxe est une valeur qui est construite, gérée, c’est une ressource»
Mais pour François-Henry Bennhamias, «il y a une réelle volonté de la part de cette clientèle d’être éduquée et de connaître nos montres». S’exprimant sur la notion de luxe, Pierre-Yves Donzé, auteur du livre L’invention du luxe, Histoire de l’industrie horlogère à Genève de 1815 à nos jours , explique : «Les CEO horlogers insistent sur la permanence de la valeur du luxe au cours du temps. Mais c’est une valeur qui est construite, gérée, c’est une ressource. Elle n’existe pas en tant que telle, pas au cours du temps. On a toujours cette image d’une industrie horlogère du luxe qui existe dès le XVIIIème, mais c’est construit. Cela coïncide avec la naissance des grands groupes horlogers pour lesquels il est devenu nécessaire de créer un patrimoine ».
Un des enjeux clés du futur, qui pourra entrer en ligne de compte dans la valeur patrimoniale, est la transparence sur la fabrication (en Suisse et hors de Suisse) des produits, souligne François-Henry Bennhamias: « il y aura une exigence de transparence sur la fabrication, et l’industrie horlogère suisse a d’énormes progrès à faire sur ce plan. Cela concerne le pourcentage de Swiss Made, mais cela va même au-delà. On se débrouille pour contourner les exigences strictes de ce label, pour que cela passe sous la barrière, mais on va perdre du savoir-faire en Suisse. Le jour où on ne peut plus fabriquer correctement en Suisse, on sera perdus», met-il en garde.
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