Pièces de monnaie et billets de banque: vecteurs de contamination du Covid-19 ou victimes collatérales?
Dans le cadre de la pandémie actuelle, de nombreuses rumeurs circulent sur des vecteurs de contamination. Parmi celles-ci, le cash est souvent désigné comme un support de transmission. Mais l’argent liquide est-il réellement plus dangereux que les autres moyens de paiement? Ou n’est-il qu’une victime facile désignée par des lobbies visant à le remplacer par des moyens de paiement électroniques?

Tout démarre en décembre 2012, à une époque où le Covid-19 était encore inconnu. Mais certaines épidémies de coronavirus comme le SRAS ou le MERS avaient déjà fait des ravages en Asie et au Moyen-Orient. C’est alors que paraît une étude de l’université d’Oxford, relayée par MasterCard et dont les auteurs ont repéré 26’000 bactéries sur les billets de banque. Elle vient compléter une étude menée en 2007 par le laboratoire de virologie des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), et relayée par de nombreux médias dont Le Figaro , qui avait prouvé que les billets de banque pouvaient présenter des traces de virus de la grippe 120 heures après avoir été contaminés.
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Forcément, en ce début 2020, avec la pandémie de coronavirus de type SARS-Cov-2, la méfiance vis-à-vis de l’argent liquide resurgit. Avec la batterie de mesures de précaution, de la distanciation sociale au confinement en passant par les limitations de clients dans les commerces alimentaires, ou le personnel malade ou empêché de venir travailler, les caisses automatiques prennent encore davantage le pas sur les caisses traditionnelles, avec une prime aux paiements par mobile ou carte bancaire au détriment du cash.
Pour faciliter ces processus et limiter les risques de contamination, les spécialistes du paiement multiplient les choix. C’est ainsi que Swisscard AECS (société de paiement détenue par Credit Suisse et American Express) a annoncé le 8 avril le relèvement du plafond des paiements sans contact pour les détenteurs d’une carte émise par les établissements partenaires, de 40 à 80 francs, sans avoir besoin de renseigner le code PIN (et donc sans avoir à poser ses doigts sur un pavé numérique potentiellement infecté par un précédent client porteur du virus). «Nous sommes très heureux de pouvoir apporter notre soutien au personnel de vente et aux consommatrices et consommateurs dans la crise de corona en ce que des montants plus élevés peuvent également être réglés à la caisse complètement sans contact. Cela est rendu possible grâce aux décisions fondamentales des organisations de cartes et à l’engagement particulier de toutes les entreprises du secteur de paiement suisse impliquées dans la mise en œuvre», explique alors Thomas Hodel, directeur général de Swiss Payment Association .
La résistance de l'argent liquide

Pour certains, cependant, les dangers liés à la contamination des pièces de monnaie et des billets peuvent être évités sans supprimer leurs usages. Et ils pointent la volonté et l’opportunisme de certains lobbies désireux d’éliminer l’usage du cash dans les transactions de la vie courante. C’est notamment le cas de Thierry Lebeaux, secrétaire général d’ ESTA (European Security Transport Association) , qui regroupe les professionnels du transport et de l’utilisation de l’argent liquide au niveau continental: «La pandémie actuelle est un très bon prétexte pour faire avancer la stratégie commerciale des prestataires de service de paiement, par carte ou par mobile, qui sont pratiquement tous américains et qui ont déclaré depuis une quinzaine d’années une guerre au cash. Ils ont décidé de faire tout ce qu’ils pouvaient pour éliminer le cash. Mais cela n’a pas bien marché. Ils ont lancé des systèmes de portemonnaies électroniques supposés remplacer le cash au début des années 2000 qui ont tous fermé boutique. Le cash a un nombre de particularités qui sont essentielles et irremplaçables, qu’on retrouve dans d’autres modes de paiement mais aucun sauf le cash ne les rassemble toutes ensembles. ».
Pourtant, l’argent liquide résiste. Dans de nombreux pays européens (notamment les pays du Sud de l’Europe), plus de 60% des transactions sont encore effectuées avec des pièces et des billets et non via des moyens de paiement électroniques.
En Suisse, selon une étude menée par PostFinance , les paiements en espèce demeurent le moyen de règlement des achats privilégié par 36% des habitants, à peine derrière la carte de débit (38,3%) mais devant la carte de crédit (23,2%).
Une part de marché qui reste importante malgré des décennies de solutions alternatives, depuis la généralisation des chèques au début du XXe siècle jusqu’aux cryptomonnaies dans le courant de la décennie écoulée, en passant par les chèques de voyage, les cartes de débit, les cartes de crédit, le paiement par mobile ou les solutions numériques de type PayPal…
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Autant de solutions dont le but officiel était de sécuriser les paiements et de pouvoir retracer chaque transaction, avec le bénéficiaire, le payeur, la date, le lieu et souvent la raison de la transaction… «Jusqu’à présent et jusqu’à avènement du sans contact, les nouvelles formes de paiement électronique n’ont pas pris de grosses parts de marché au cash. Les paiements mobiles ont par exemple pris davantage au paiement par carte qu’au cash. Le sans contact a changé tout cela en se substituant au cash pour les petites transactions.. Cette substitution a pu se faire exclusivement car le paiement sans contact est avant tout un paiement sans aucune sécurité. Si on impose l’obligation d’une signature ou d’un code, la transaction devient plus longue. Le paiement avec code PIN devient moins intéressant», analyse Thierry Lebeaux.
Pourquoi se méfier du cash?
Sur le point de la contamination du virus par les pièces et billets, les chercheurs se montrent encore très prudents à ce stade. «Le virus SARS-CoV-2 est transmis par contact de personne à personne, pas par le contact d’objets ayant été contaminés comme le cash. Il n’y a actuellement aucune évidence sur la durée de vie du Covid-19 sur des surfaces, de quelques minutes à des heures voire potentiellement plusieurs jours, selon la température, l’humidité et le type de surface. Passer de l’argent liquide au plastique n’est pas prouvé comme étant plus efficace en termes de protection, sauf en réduisant les éventuels contacts entre mains», explique Marilyn Roberts, microbiologiste et professeur de santé au sein de l’école de santé publique de l’Université de Washington.
«Certains pays lavent ou désinfectent l’argent liquide, mais nous n’avons jusqu’à présent aucune donnée qui prouverait que ce processus soit efficace. La meilleure protection reste la distanciation sociale: limiter les contacts de personne à personne en fermant les écoles, les bars et autres lieux bondés. C’est ce qui va ralentir les infections, prévenir l’engorgement des systèmes hospitaliers, et réduire les pertes humaines. C’est pourquoi chacun doit faire sa part et adopter la distanciation sociale plutôt que de s’interroger sur le fait d’utiliser de l’argent liquide ou une carte de crédit», ajoute la chercheuse américaine.
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Dès lors, pourquoi certaines sociétés auraient-elles intérêt à réduire le volume des transactions en cash, comme le soupçonne Thierry Lebeaux? « Ces sociétés ont des motivations autres que la santé car elles gagnent beaucoup d’argent sur les transactions par carte et rien sur le cash. Elles exacerbent à dessein la crainte de la contamination pour avancer leur intérêt commercial alors même que le paiement par carte, même sans contact, ne protège en rien les consommateurs. Le cash souffre d’un grand handicap : il est mis à la disposition du public principalement par les institutions financières qui ont aussi des moyens de paiement concurrents, et fortement lucratifs pour elles, à offrir à leur clients. A contrario, gérer des volumes de cash coûte aux banques. . Ceux qui utilisent le cash le font pour deux raisons: la confiance, déjà, car un billet c’est une dette de la banque centrale envers le détenteur du billet et, sauf en cas de crise majeure, c’est garanti; et le respect de la vie privée car on n’a pas tous envie de se retrouver nu en dévoilant le moindre aspect de sa vie privée comme le permettent les données de paiement». C’est l’argument de la discrétion pour les adeptes de l’argent liquide.
Transparence et délinquance

Le cash serait-il le moyen le plus discret de cacher des transactions? A ceux qui glissent que les citoyens honnêtes n’ont rien à craindre, Sami Coll, chercheur à l’Institut de recherches sociologiques de l’Université de Genève, rétorque: «Dès que j’entends qu’on n’a rien à cacher, je tique. Et même si ça n’est pas illégal, on a toujours des choses à cacher. Acheter des fleurs ou du chocolat à une amie ou à une collègue n’est pas illégal, mais ça peut briser un couple». Thierry Lebeaux renchérit: «On ne peut pas se satisfaire de l’idée que l’on ne doit pas craindre la transparence si on n’a rien à cacher : c’était d’ailleurs l’argument de la STASI sous l’ancienne RDA pour justifier sa surveillance! Il reste aujourd’hui encore quelques îlots de vie privée dans un monde où tout se sait: ne les détruisons pas. Imaginez par exemple l’intérêt que des sociétés d’assurance pourraient avoir à éplucher les listes de dépenses de leurs assurés, et à ajuster ensuite les primes en fonction des modes de consommation de ceux-ci. Si vous achetez trop de chocolat, on va vous augmenter vos primes, et si vous ne payez pas d’abonnement au fitness avec votre carte on va aussi les augmenter».
Quant à l’argent liquide associé au banditisme et à la délinquance, le secrétaire général d’ESTA tient à remettre les choses en place : l’objet des organisations criminelles est de générer des profits pas du cash. Le cash est d’ailleurs un problème pour elles, surtout quand les volumes sont importants, car ils deviennent visibles. Il renvoie vers un rapport des services d’intelligence financière belges selon lesquels la plupart des déclarations de transactions suspectes qu’elles ont à enquêter le sont sur la base de transactions en liquide : si on supprime le cash, il n’y aura pas moins de transactions illégales, mais les autorités en verront beaucoup moins, car elles ne disposent pas des moyens techniques pour détecter de grosses transactions quand elles sont morcelées en une multitude de virements de petits montants.
De plus, le cash jouit encore d’un prestige et génère une confiance auprès des citoyens-consommateurs. Après les séismes en Nouvelle-Zélande en 2011, le gouvernement du pays avait dû mettre en place des systèmes de distribution de cash, à hauteur de NZ$350 par habitant, car plus rien ne fonctionnait à Christchurch et dans les environs, plus d’électricité ni plus rien. Sans billets et pièces, de nombreux ménages auraient été totalement dépourvus de tout. Quelques années plus tard, le directeur de la réserve nationale de Nouvelle-Zélande, dans une conférence donnée avec l’ESTA, «avait plaidé pour une répartition équilibrée entre cash et paiements électroniques. Le cash c’est ce qui marche quand plus rien ne marche ; une trop grande part de paiements électroniques dans une économie est une vulnérabilité, pas une force», note Thierry Lebeaux.
Les marges nécessaires du cash
«L’ontologie du cash est radicalement différente de l’ontologie du numérique: on ne peut pas garantir la même discrétion. On ne remplacera jamais totalement le cash par le numérique. C’est vrai à tous les échelons de la numérisation: quand on numérise un service, on renforce le pouvoir d’une certaine forme de technocratie numérique. Ce à quoi on assiste actuellement avec les rumeurs de contamination par les pièces et les billets, c’est que l’on cherche à briser le lien de confiance entre le citoyen et sa banque centrale, son état, et à éliminer encore le paiement par cash. On aime se faire peur, cela fait partie de notre économie psychologique. Et là, pour servir leurs propres intérêts, les détracteurs du cash nourrissent cette peur, encore plus efficacement qu’un bon film d’horreur.
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Sami Coll évoque aussi un certain nombre de cas à la marge avec des profils qui bénéficient du cash: «Parfois, des personnes bénéficiaires de l’assurance chômage qui veulent lancer une petite activité comme indépendant vont devoir s’appuyer sur l’argent liquide. Car par leur précarité elles auront peur de se faire éjecter de l’assurance chômage qui traque toute forme d’activité indépendante. C’est ce que théorise la sociologie de la déviance: l’innovation doit parfois passer par l’illégalité. Non pas par goût, mais par nécessité, car les lois ne sont ne peuvent pas tout encadrer de façon juste. Il leur faut du temps pour s’adapter».
Pour toutes ces raisons, un nombre croissant de voix s’élèvent pour dénoncer une forme de cabale contre le cash. Avec les circonstances difficiles de la crise et les craintes légitimes de la contamination, l’occasion serait inespérée pour les thuriféraires des moyens de paiement électronique. Pour Sami Coll, «bien que la disparition du cash tel que nous le connaissons aujourd’hui serait irréversible sur le moyen terme, cela finirait très probablement par ré-émerger d’abord de façon locale, mais avec des formes différentes et sans contrôle étatique sur la production ni lien de confiance nécessaire entre le gouvernement et la population».
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