Matières premières: des cours devenus trop liés au marché des actions
Depuis 2008, les prix du blé, du maïs ou du pétrole sont tributaires des aléas boursiers de Wall Street.

A première vue, la publication des résultats annuels d’Apple ne devrait pas influencer le prix du blé ukrainien. Pas plus qu’il ne devrait exister un lien entre la chute de l’action Coca-Cola et la production de viande bovine en Argentine. Pourtant, les prix du bétail et de la céréale suivent ceux des actions des deux firmes américaines cotées à Wall Street. Depuis la faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, les cours de six matières premières (pétrole, maïs, soja, sucre, blé et bétail) et ceux des 500 plus grandes entreprises listées aux Etats-Unis dans l’indice boursier S&P 500 évoluent parallèlement. A vrai dire, ces deux univers si différents sont même corrélés, l’un étant tributaire de l’autre: le prix du boisseau de maïs (25,4 kilos) dépend non seulement de l’offre (climat, exportations, etc.) et de la demande (consommation, stocks), mais aussi de l’humeur spéculative d’opérateurs purement financiers, actifs aussi bien dans le négoce de soja que dans des titres sophistiqués. C’est la principale conclusion d’une étude de la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (Cnuced), cosignée par David Bicchetti et Nicolas Maystre. Traitées à 85% par les traders
Les matières premières forment aujourd’hui une tranche à part entière du portefeuille des investisseurs qui cherchent à diversifier leurs positions. De moins de 10 milliards de dollars à la fin du siècle dernier, les actifs liés aux «commos» ont bondi à 450 milliards de dollars en avril 2011. Pour certains marchés, le volume des produits dérivés échangés est vingt à trente fois supérieur à la production physique des matières premières auxquelles ils sont adossés. Les financiers participent aujourd’hui à 85% des transactions, contre moins de 25% durant les années 1990. Si l’ampleur de cette financiarisation des matières premières n’est pas débattue, son rôle sur la formation des prix l’est. «L’importance des fondamentaux s’estompe à mesure que les marchés sont investis par des acteurs strictement financiers», indique Nicolas Maystre. Une analyse que partage Nabil Abdul-Massih, directeur d’Inoks Capital, un fonds d’investissement dédié aux matières premières: «Le prix n’est plus exclusivement la résultante de la confrontation naturelle et libre de l’offre et de la demande du sous-jacent physique. Sans chercher le raffinement par marché ou matière première cotée, nous savons que, pour chaque transaction opérée sur le marché à terme résultant d’une couverture pour une opération «physique», dix autres sont sans fondements «physiques».» Uniquement financiers, ces placements en contrats futures ou options «circulent en vase clos et ne se retrouvent aucunement insérés dans l’économie réelle de la matière première», poursuit Nabil Abdul-Massih. Pour le prouver, «les données mensuelles et journalières des marchés se sont révélées insatisfaisantes», note Nicolas Maystre. Car on ne peut pas déterminer quel facteur (offre, demande ou spéculation) agit, et dans quelle proportion, sur le prix d’une denrée. Transactions à la microseconde
C’est pourquoi les deux chercheurs de la Cnuced se sont appuyés sur les données du E-mini S&P 500, l’indice boursier phare aux Etats-Unis, à des fréquences oscillant de l’heure à la seconde. C’est la première fois que des recoupements aussi fins sont effectués. L’avantage? «Avec de tels intervalles, on sait que ce ne sont pas uniquement les fondamentaux qui affectent les cours, car ceux-ci ne varient pas à une telle cadence, déduit l’économiste. Ce ne peut être que le fait du trading à haute fréquence – high frequency trading –, opéré par des programmes algorithmiques, actionné par ordinateur.» Programmes informatiques très pointus, ces algorithmes robotisés poursuivent généralement des stratégies moutonnières appelées «trend following» (de «suivi de tendance»), ou des stratégies d’arbitrage statistique. A la microseconde (0,000001 seconde), ils détectent les minitendances et jouent sur ces variations, en achetant et revendant aussitôt des titres. Volatilité accrue, et potentiel de diversification annihilé
«Il s’agit de stratégies à très, très court terme», relève Olivier Jakob, de Petromatrix, un consultant basé à Zoug qui informe les professionnels du pétrole. Généralement, le high frequency trader s’est débarrassé de toutes ses positions à la fin de la journée; il peut aller dormir sans se demander si une sécheresse va perturber les plantations de canne à sucre au Brésil ou si tel CEO d’une firme cotée sera accusé de délit d’initié. Il recommencera le lendemain, «avec une feuille blanche entre les mains», explique anonymement un trader spécialisé dans le pétrole et le gaz. Le high frequency trading se développe à un rythme impressionnant. Aux Etats-Unis, 53% des actions échangées en 2010 l’ont été par ce biais. La technologie ne s’est propagée que depuis 2005 sur les marchés des matières premières. Conséquence: entre 2007 et 2011, l’accroissement des échanges est compris entre 160 et 1100% sur les six marchandises observées. «Les places boursières ne peuvent que s’en satisfaire, puisqu’elles empochent des commissions par transaction», note Olivier Jakob. Pour le consultant, cette course à la vitesse a une conséquence majeure: toute tentative de diversifier un portefeuille est rendue difficile, sinon annihilée par ce marché financier devenu quasi unique, trop global. Surtout, ces stratégies HFT accroissent la volatilité des prix des matières premières, puisqu’elles génèrent des apports ou des retraits massifs de capitaux sur les marchés, relève Nabil Abdul-Massih. Elles sont «clairement nuisibles, abonde Jeremy Baker, directeur d’Harcourt Investment Consulting, une filiale du groupe Vontobel. En tant qu’investisseur à long terme, nous pensons qu’elles doivent être mieux régulées.» Un appel que l’un des responsables de la Commodity Futures Trading Commission, le surveillant américain de ces marchés, Scott O’Malia, a entendu. Citant l’étude de la Cnuced, il a insisté sur la nécessité de comprendre le comportement des acteurs sur les marchés afin de préserver la confiance du public. L’Union européenne songe également à adopter sa réglementation. Danger de fuite des investisseurs
Car la volatilité des prix des matières premières sème un doute qui pourrait priver l’agriculture de précieux investissements: «Les prix élevés sont-ils le fait de la spéculation ou de l’offre insuffisante? Et dans quelle mesure? Faute de pouvoir répondre à ces questions, on ne peut pas exclure que des investisseurs rechignent à immobiliser leur capital», expose Nicolas Maystre. Or, les investissements sont justement ce dont manque cruellement l’agriculture depuis une trentaine d’années. La Food & Agriculture Organisation de l’ONU estime que 83 milliards de dollars devraient y être consacrés chaque année pour pallier la demande. La moitié de ce montant n’est pas atteint.
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Crédits photos: Mikhail Mordasov/AFP
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