La nouvelle vie de Michael O.
Michael Osinski a conçu le programme des subprimes. Ce qui a contribué à faire exploser l’économie américaine. Aujourd’hui, il élève des huîtres.
Sur le ponton de sa maison face à la baie de Greenport, Michael Osinski ouvre quelques huîtres par un après-midi glacial de mars. «Comment va Jean-Stéphane?» demande l’ancien cadre de Wall Street à propos de Jean-Stéphane Bron, le réalisateur lausannois de Cleveland vs Wall Street. Un film dans lequel Michael Osinski tient un rôle difficile. Il est celui qui confesse les tares et les excès d’une place financière assoiffée à l’époque par les profits qu’offraient les emprunts hypothécaires subprimes.
Il était lui-même à la source de ce système avec le programme informatique qu’il avait inventé et qui permettait de transformer les emprunts hypothécaires en obligations. «Je ne crois pas avoir commis de fraude. Je ne me sens pas comme un criminel ou comme quelqu’un qui avait trompé les gens.» La bombe qu’il a contribué à façonner avec son programme de titrisation, qui donnait la possibilité de connecter les opérations boursières sur les titres de dette hypothécaire, a explosé en 2007. Elle a mis l’économie américaine à genoux et fait des millions de victimes parmi les familles du pays qui ont même perdu leur maison. Il y a deux ans, Michael Osinski a décidé de se confier. Il a écrit en avril 2009 un long article dans le New York Mag, dans lequel il explique en détail sa responsabilité dans la crise des subprimes (prêts hypothécaires à risque). Il a aussi participé à plusieurs documentaires dont Cleveland vs Wall Street. «Je m’engage publiquement, parce que personne dans le milieu ne veut parler de ce qui s’est passé. C’est important que les gens comprennent comment nous en sommes arrivés là.»
Pour lui, les financiers, les consommateurs et les politiciens ont tous leur part de responsabilité dans la crise des subprimes. Il montre du doigt les Américains qui voulaient à tout prix devenir propriétaires même s’ils n’en avaient pas les moyens. «Mes concitoyens ont cette conception erronée que posséder sa propre maison est un actif alors que c’est un passif. Il faut payer les impôts, les réparations, les intérêts de l’hypothèque. Et pourtant si vous demandiez il y a trois ans aux Américains quel était leur bien le plus important, 99,9% vous répondaient leur maison. Sur le plan économique, ça n’a aucun sens.»
Un risque masqué
Michael Osinski n’est pas du genre à mâcher ses mots. A l’époque, le Credit Suisse et l’UBS faisaient partie de ses clients. «Grâce au rachat de First Boston en 1988, la première des deux banques était nettement plus compétente et expérimentée que la deuxième sur le plan des transactions hypothécaires. Le Credit Suisse était actif sur le marché des crédits hypothécaires classiques dès le début. Donc, quand les subprimes sont arrivés, il connaissait la différence de qualité et avait un gros département de recherche. En face, l’UBS naviguait à vue et engageait des financiers dotés de contrats de deux ans et qui étaient censés être les nouvelles stars du marché hypothécaire. Il y avait beaucoup de tournus.»
Le programme conçu par Michael Osinski coûtait 500 000 dollars. Une somme à laquelle il fallait rajouter 100 000 dollars annuels pour le «service après-vente». Pour les grandes banques, l’investissement valait la peine, car le programme permettait de modéliser la titrisation des subprimes. Il donnait la possibilité aux investisseurs de choisir le taux de rentabilité et le risque qu’ils souhaitaient prendre en créant des obligations «sur mesure». Le but était de masquer la nature complexe de ces titres qui menaçait de les rendre invendables (lire encadré ci-dessous).
Investissement L’ancien programmateur a vendu 200 000 huitres l’année dernière et veut quintupler ce volume d’ici à quelques années.
Le grand virage
Michael Osinski a quitté Wall Street en 2001, bien avant l’explosion de la bulle immobilière. Intex, la société avec laquelle il collaborait pour vendre son programme, a décidé de ne pas reconduire son contrat de cinq ans lorsque celui-ci est arrivé à son terme. Elle a aussi menacé de le poursuivre en justice quand une société concurrente l’a approché pour lui proposer une collaboration. «Je suis comme tout être humain, je suis attiré par l’argent. Je ne suis pas un prêtre, ni un moine. L’argent est comme une drogue qui vous donne de bonnes sensations. Des gens m’ont appelé un jour et m’ont dit que nous pouvions donner une leçon à Intex. Alors oui, j’ai hésité à rester dans la finance pour l’argent et pour le désir de prouver quelque chose à quelqu’un.» A son départ de Wall Street, Michael Osinski s’est retrouvé doté d’argent, d’une propriété à Greenport et surtout de beaucoup de temps. Il a découvert l’ostréiculture par hasard. «J’avais vendu mon affaire et n’avais rien à faire, raconte-t-il entouré de ses deux jeunes labradors noirs. Et un jour d’avril 2002, le ponton de ma maison s’est brisé.» En faisant des démarches pour obtenir un permis pour le reconstruire, il remarque qu’il possède également 20 000 m2 d’eau d’après le cadastre datant de 1870 et décide d’élever des huîtres. Debout sur son ponton, il revendique un savoir-faire qu’il a mis dix ans à développer. Il vit sa vie au rythme de ces crustacés qu’il vend aujourd’hui 75 cents (65 centimes) la pièce aux grands restaurants new-yorkais. «Je travaille dur. Quand je termine le soir, je sais que le bateau m’attendra le lendemain. C’est très plaisant de travailler sur l’eau.»
Né à Mobile dans l’Alabama il y a cinquante-sept ans, l’homme qui a contribué à faire exploser l’économie américaine avait toujours rêvé de posséder une ferme, si possible au bord de l’eau. Mais il a d’abord étudié le journalisme en Floride. Il a commencé sa carrière dans une petite revue économique à Atlanta. Lorsque sa fiancée Isabel (aujourd’hui sa femme) est tombée gravement malade, il a postulé pour un emploi dans le service informatique de l’Université d’Emory pour qu’elle puisse être soignée dans l’hôpital de la faculté. Le travail consistait à constituer une base de données. Mais il a mis Michael Osinski sur la voie de la programmation informatique. En 1985, il décide de s’installer à New York avec Isabel et décroche un emploi chez Salomon Bros, à Wall Street. Après avoir écumé plusieurs sociétés financières, il entame en 1995 une collaboration avec Intex, la société qui vendait le programme de titrisation aux grandes banques d’investissement. Pendant les cinq ans qui suivent, il écrit et développe le programme qui leur permettra de généraliser des subprimes.
Une logique implacable
Michael Osinski gratte le fond d’une huître avec son couteau. L’intérieur du coquillage est parfaitement blanc. «S’il n’a pas de taches, ça veut dire qu’il est en parfaite santé, dit-il avec une pointe de fierté dans la voix. Dans ce pays, on élève des animaux dans des endroits qui puent, les gens mangent des déchets, ils sont malades. Alors que vous pouvez manger mes huîtres sans crainte. L’eau est tellement propre.» Le ferry qui fait le bref aller-retour entre Greenport et Shelter Island, une petite île tout au bout de Long Island qui se transforme chaque été en paradis pour millionnaires, glisse paresseusement à 200 mètres de la maison de l’ostréiculteur alors que le soleil est en train de se coucher. «Le principe même de l’agriculture est de tuer. Moi je tue l’éponge qui attaque mes huîtres», lâche soudain Michael Osinski. Ce langage guerrier et le ton sur lequel il le prononce laissent transparaître la logique implacable d’un homme habitué à n’avoir fait aucune concession au cours de sa carrière à Wall Street.
Son vocabulaire rappelle d’ailleurs constamment ses quinze ans passés dans la finance. Il décrit en riant le «deal» qui est à l’origine de sa décision d’apparaître dans Cleveland vs Wall Street: «Quand Jean-Stéphane Bron est venu ici pour me proposer de participer à son film, il m’a promis que s’il était sélectionné au Festival de Cannes, il m’inviterait là-bas. Ça m’a convaincu d’aller tourner pendant une semaine en plein été à Cleveland.» Il décrit le taux de rendement de ses huîtres – «bien plus élevé que tous mes autres investissements» – et précise qu’il livre lui-même ses crustacés aux restaurants new-yorkais pour éviter les intermédiaires. Il a rangé sa maison achetée en 1999 pour 900 000 dollars dans la colonne des actifs, car il tire «entre 100 000 et 150 000 de cash-flow par an» de ses huîtres. Il en a vendu 200 000 l’année dernière et veut quintupler ce volume d’ici à quelques années. Son succès, espère-t-il, attirera d’autres ostréiculteurs à Greenport. «Nous ne sommes que quatre à élever des huîtres dans la région. Avant, deux trains pleins d’huîtres quittaient chaque jour Greenport pour New York. Mais dans cinq ans, nous serons cinquante. Ce sera bien pour les affaires.»
Chassez le naturel…
Le parcours qu’il décrit est celui d’un éclaireur persuadé d’être sur la bonne voie, d’un défenseur de valeurs menacées d’extinction aux Etats-Unis. «Il y a quelque chose de primaire et primitif à produire des huîtres. Avant d’élever des animaux, l’être humain était sauvage. C’est quelque chose de métaphysique, de très valorisant.» Voir en Michael Osinski l’incarnation du retour à la nature prôné par Jean-Jacques Rousseau serait une grossière erreur. L’homme est tout autant, voire même plus habité par les idées d’Adam Smith sur le capitalisme que par celles de Rousseau. D’ailleurs, il acquiesce quand on lui demande si son occupation est l’une des formes les plus pures du capitalisme: «Oui, en un sens, même si le capitaliste achète et vend. A l’époque, on cultivait, on élevait et on en tirait un revenu. C’était l’essence de l’Amérique. Maintenant, les gens mangent des horreurs de trucs surgelés. Malgré tout, les huîtres sont une industrie du futur.»
Pendant qu’il accroît son exploitation, Michael Osinski tire la majeure partie de ses revenus de ses investissements dans les obligations hypothécaires que son programme a permis de créer. «Il y a deux ans, je me suis dit que c’était le moment d’en acheter parce qu’elles étaient tellement bon marché qu’elles ne pouvaient que reprendre de la valeur.» Du coup, l’ancien programmateur fait partie des grands gagnants de la crise et de la reprise. «Pour être honnête, je n’ai jamais gagné autant d’argent avec mes investissements que l’année dernière. C’est un peu embarrassant», avoue-t-il avant de se justifier: «Si vous vous engagez quand les gens paniquent, vous pouvez gagner beaucoup d’argent. Je connaissais ce business des hypothèques. Mieux valait pour moi investir dans ce que je connaissais.»
L’iMac dernier cri avec écran plat, qui trône dans son petit bureau contigu au salon glacial où il entrepose des courges, ne lui sert que pour sa société d’huîtres. «Je n’ai plus programmé depuis que j’ai quitté Wall Street, je n’en ai plus envie.» Il y écrit aussi un roman qui n’a rien à voir avec son expérience passée: «On m’a proposé de le faire, mais j’ai refusé. Je ne pense pas que Wall Street soit un endroit si intéressant que ça.» Il continue en revanche de suivre de près la politique économique de Barack Obama, comme il l’a fait avec George Bush. Son verdict n’est pas très flatteur pour l’actuel président américain. «La seule différence entre Obama et Bush, envers les banques en tout cas, est que Bush était une pom-pom girl à Yale et Obama un éditeur à Harvard.»
Avec son bonnet négligemment posé sur la tête et ses chaussures boueuses, Michael Osinski a l’apparence trompeuse. On n’imaginerait pas cet homme qui déteste l’avion et a fait vingt-quatre heures de train l’avant-veille pour rentrer à New York depuis La Nouvelle-Orléans, posséder une grande maison à Greenport et un appartement à Manhattan. Pas plus qu’on ne pourrait deviner qu’il effectue régulièrement les trajets entre Long Island et New York, où ses deux enfants de 10 ans et 12 ans vont à l’école. «C’est joli ici, mais j’adore New York. Quand j’étais jeune, dans l’Alabama, je ne rêvais pas de Greenport. Je rêvais de réussir à New York. Et je suis sûr que j’y suis parvenu.»
Placement
Un système bien huilé… qui s’est écroulé Les sociétés de prêts hypothécaires avançaient l’argent aux particuliers et revendaient les hypothèques aux rehausseurs de crédit. Qui les transformaient en titres boursiers.
Le système que décrit Michael Osinski était bien huilé. Ces derniers assemblaient des milliers d’hypothèques provenant de plusieurs Etats américains différents et les transformaient en titres boursiers qu’ils plaçaient dans le réseau des banques. Ces obligations étaient ensuite groupées et souvent mélangées avec des obligations moins risquées. Ces nouvelles structures étaient proposées aux investisseurs comme des placements moins risqués et parfois à rendement garanti. Le tout reposait néanmoins sur l’idée potentiellement dangereuse que les biens immobiliers allaient continuer à prendre de la valeur et que les particuliers qui contractaient des prêts hypothécaires à risque et à taux élevés pourraient les rembourser en «refinançant» leur maison. «La notion d’acheter un bien immobilier sans fonds propres est complètement idiote. Le paiement basé sur le seul intérêt de l’hypothèque signifie que la maison doit obligatoirement prendre de la valeur pour que l’acheteur puisse payer son hypothèque. Si ce n’est pas le cas, il est foutu.»
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