Pilatus, un succès au parfum de soufre
Fleuron de l’industrie suisse, le constructeur aéronautique conjugue depuis septante ans réussites et polémiques.
Pilatus a grandi dans l’ombre de la montagne qui lui a donné son nom. Célèbre attraction touristique du lac des Quatre-Cantons, le mont Pilatus aurait transmis au constructeur aéronautique nidwaldien sa force et aussi un peu de sa malédiction.
Car il fut interdit d’ascension pendant plusieurs siècles pour ne pas déranger l’esprit de Ponce Pilate. Selon la légende, la présence d’importuns déclencherait la colère du défunt gouverneur de Judée et bourreau de Jésus-Christ, dont le corps reposerait au sommet, provoquant ainsi orages et inondations sur Lucerne.
A ses débuts, personne n’aurait parié un kopeck sur l’avenir de la petite entreprise aéronautique perdue au cœur de la Suisse. Pas plus ici qu’à l’étranger, où, jusqu’au début des années 1990, l’on se demandait qui diable pouvait bien être ce «Pilatus». Aujourd’hui, l’avionneur de Stans est leader mondial des avions d’instruction militaires.
Appareils à usages civil et militaire - -
Lorsque l’entreprise est créée, le 16 décembre 1939, ses fondateurs, l’industriel Emil Georg Bührle, la société Elektrowatt et le marchand d’armes autrichien Anton Gazda, avaient pour objectif de moderniser l’aviation militaire suisse, alors peu développée.
D’abord en charge de la révision et du contrôle des engins pour la Confédération, Pilatus se lance dans la création d’une industrie aéronautique propre à la Suisse. C’est ainsi qu’à partir de 1944, Pilatus fabrique ses propres avions. Appareils à usages civil et militaire, ils seront destinés à la fois au transport privé et à l’entraînement des pilotes de chasse.
Le premier avion que construit Pilatus, le SB-2 Pelikan, sort d’usine le 30 mai 1944. Dessiné pour voler dans les vallées alpines étroites de la Suisse, il connaît un succès durable. L’appareil se prête essentiellement au transport de passagers, mais peut aussi être utilisé pour de la photographie ou des mesures aériennes, ou encore comme avion-cargo.
Dès lors, l’avionneur de Stans se concentre sur deux objectifs: réduire les coûts par rapport à des appareils plus gros et plus puissants, et offrir des performances de vol exceptionnelles dans le but de rendre les appareils très agréables à piloter. Le concept fonctionne à merveille. Pilatus commence à se faire un nom. Mais les performances des appareils n’expliquent pas à elles seules le succès de la firme. Le marché est délaissé par la concurrence.
Beaucoup de constructeurs ont abandonné ce secteur suite à la baisse du nombre d’avions de combat et d’avions d’entraînement.
La «Jeep des airs» - -
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Pilatus développe un prototype d’avion pour l’entraînement militaire: le P-2 voit le jour le 27 avril 1945. L’appareil sera utilisé par l’armée suisse jusqu’en 1981.
Suivra le modèle P-3, le premier avec un turboréacteur. Une série sera produite pour l’armée de l’air suisse. Opérationnel le 3 septembre 1953, le P-3 est aussi le premier appareil conçu par Pilatus à s’exporter: la marine brésilienne en achète six. Le succès régional de ces deux modèles d’avion donne à Pilatus un tremplin vers le marché international.
La percée décisive arrive en 1959 avec le Pilatus Porter PC-6. Cet avion utilitaire polyvalent a la capacité d’atterrir et de décoller sur des pistes très courtes, et donc d’atteindre des régions inaccessibles à d’autres appareils. Parfois surnommé la «Jeep des airs», il s’envole pour la première fois le 4 mai 1959. Le succès est planétaire. Quelque 560 modèles sont mis en service.
Les versions des petits avions de Stans se succèdent. Mais ce sont ceux d’entraînement, le PC-7 et son successeur le PC-9, lancés dans les années 1970 et 1980, qui feront le plus parler d’eux. Ces avions possèdent en effet des points d’ancrage sous les ailes qui leur permettent d’être équipés de bombes ou de mitrailleuses. Ils sont donc tout à fait susceptibles de participer à des actions militaires offensives dans des pays en guerre ou condamnés régulièrement pour leurs violations des droits de l’homme.
Détail important: il faut savoir que la Suisse est le seul pays d’Europe occidentale à ne pas classer les avions militaires d’entraînement comme du matériel de guerre. Pilatus a été souvent accusé de profiter de cette lacune juridique.
Dès 1976, des PC-7, surnommés «bombardiers du pauvre», sont vendus à la Birmanie, au Guatemala et à la Bolivie. Des pays impliqués dans des luttes antiguérilla. Le secret est bien gardé jusqu’en 1978, où les révélations du journal d’extrême gauche Tout Va Bien Hebdo déclenchent «l’affaire Pilatus».
La Berne fédérale, soucieuse de ne pas entraver la bonne marche des affaires de ce joyau de l’industrie helvétique qu’est Pilatus, fait la sourde oreille. Le Département de la défense va d’ailleurs soutenir mordicus pendant des années que la transformation des PC-7 en avions de combat est particulièrement difficile, voire quasi impossible.
Le chef de la division juridique de ce département affirme que «les points d’ancrage situés sous les ailes sont là pour leur permettre de prendre des charges supplémentaires comme des réservoirs, du foin pour les animaux en détresse en montagne ou des appareils de sauvetage».
La pression s’accentue - -
Soit. Mais les paroles rassurantes de Berne ne parviennent pas à étouffer l’affaire. Celle-ci prend soudain une tournure diplomatique avec les protestations de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et des pays arabes, suivies plus tard par les mouvements pacifistes en Suisse. La neutralité helvétique vacille.
Ce qui n’empêche pas les ventes de PC-7 de se poursuivre. On retrouve la trace des avions nidwaldiens dans le conflit entre l’Iran et l’Irak (1980- 1988). En 1979, Pilatus a vendu 52 de ces appareils à Saddam Hussein. Les Irakiens les utilisent pour déverser du gaz sur le Kurdistan iranien. En 1982, c’est l’Iran qui fait l’acquisition de 35 PC-7.
Le répit est de courte durée pour Pilatus. Le débat est relancé en Suisse en 1984, avec la découverte d’un prospectus dans lequel la firme vante les capacités militaires du PC-7. Berne commence à réagir, mollement, avec la mise en vigueur d’une nouvelle législation. Dès 1996, l’exportation des PC-7 et des PC-9 peut être interdite si le destinataire est sous le coup d’un embargo de l’Union européenne ou de l’ONU.
Pourtant, en 2008, les autorités suisses sont contraintes d’admettre qu’elles ont autorisé la vente d’un PC-9 au Tchad en 2006. L’appareil a été par la suite armé et utilisé pour bombarder des camps de rebelles au Darfour. Pour les Chambres, «les avions Pilatus ne doivent pas être assimilés à du matériel de guerre». Le Conseil national rejette d’ailleurs en décembre 2008 une initiative parlementaire des Verts contre la vente de PC-7 dans des zones de conflit.
Lancée par le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) en 2006, l’initiative «Pour l’interdiction d’exporter du matériel de guerre» fait souffler un vent de panique sur Pilatus. L’avionneur fait savoir dans la presse qu’il dispose désormais de directives claires concernant la vente de ses produits. Les autorités du pays où sont livrés ses avions doivent délivrer en retour «un certificat d’utilisation finale». La firme admet tout de même ne rien pouvoir faire si un gouvernement ne respecte pas par la suite les clauses du certificat…
Le constructeur aéronautique prévient: si l’initiative passe la rampe, il devra supprimer 40% de ses effectifs. Abondant dans le même sens, les sept Sages à Berne rappellent que l’industrie suisse de l’armement compte 5100 emplois. L’argument économique, une fois de plus, fait mouche. Fin 2009, le texte est rejeté par le peuple. Pilatus respire.
Traque d’Al-Qaida - -
L’emploi détourné de Pilatus dans des missions militaires refait à nouveau parler de lui en 2012. Selon le Washington Post , l’armée américaine utiliserait sur le continent africain une quarantaine de PC-12, acquis depuis 2005, pour traquer Al-Qaida. Ces appareils, «camouflés en avions privés pour ne pas attirer l’attention», sont équipés de détecteurs infrarouges et de radars. La nature exacte des missions effectuées par les PC-12? Secret militaire.
Leur caractère indirectement meurtrier ne fait pourtant guère de doute. Selon le Washington Post , il s’agit notamment de «transporter des commandos chargés de traquer et tuer des suspects de terrorisme».
Berne réplique. Pour le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), l’exportation du PC-12 n’est soumise à aucune restriction. Il considère qu’il s’agit d’un appareil purement civil. Du côté de Stans, on ne fait aucun commentaire. Comme pour ne pas réveiller des démons pas si anciens que cela.
Aujourd’hui, Pilatus, qui emploie quelque 1400 collaborateurs, poursuit la tradition de construire des avions pour les différents secteurs du marché aéronautique. La firme avoue désormais ouvertement qu’elle travaille pour l’armée.
Son éventuelle entrée en bourse refait régulièrement surface dans les médias, mais le président du conseil d’administration, Oscar Schwenk, rejette cette idée. Premièrement parce qu’il ne veut pas que son entreprise fasse l’objet d’une acquisition inamicale. Et deuxièmement, parce que Pilatus n’a pas besoin d’argent. Oscar Schwenk espère d’ailleurs atteindre un milliard de francs de chiffre d’affaires dans quelques années.
Il est vrai que le succès commercial de Pilatus ne s’est jamais démenti en plus de septante ans d’histoire. Son PC-12, par exemple, est l’avion d’affaires à turbopropulseur le plus vendu au monde. Quant au PC-21, qui possède les mêmes performances qu’un jet mais à un coût plus avantageux, il se veut le meilleur avion d’entraînement destiné à la formation des pilotes de sa génération.
A son sujet, Oscar Schwenk avait affirmé dans une interview en août 2012 au journal économique Handelszeitung «que, de par sa complexité, il ne pouvait être armé sans l’assistance de l’entreprise». Et d’ajouter: «Contrairement aux modèles anciens comme les PC-7 et les PC-9, qu’une société israélienne, Elbit Systems, est capable d’armer.» Aveu tardif?
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