Nicola Thibaudeau, une femme d'affaires en acier trempé
Depuis que Nicola Thibaudeau est aux commandes de MPS Micro Precision Systems, la société biennoise a quadruplé son chiffre d’affaires. Elle vient d’inaugurer une usine à Bonfol.
Un monticule de branchages et de débris. C’est le désobligeant cadeau de bienvenue qu’ont découvert ce matin les employés de MPS Micro Precision Systems de Bonfol devant leur usine flambant neuve. Il a été déversé devant l’entrée par un écologiste radical qui aura trouvé une diversion fantaisiste à la décharge industrielle tristement célèbre. Curieux tout de même qu’il s’en soit pris à une usine construite selon les derniers critères écologiques, mais le diable idéologue se cache sans doute dans le détail.
Quoi qu’il en soit, il en aurait fallu davantage pour démonter la directrice et administratrice déléguée Nicola Thibaudeau. Car cette usine, c’est sa fierté, qui en quelques mois aura vu passer les emplois de 30 à 130. Et d’ici à quelques années, il y en aura le double, promis juré.
Les yeux fermés, on peut y croire. Car la méthode Thibaudeau est éprouvée. Après tout, si MPS, spécialisée dans la microtechnique de précision, joue aujourd’hui sur trois tableaux – les secteurs industriels (pour les instruments de mesure et d’optique notamment) et horlogers bien sûr, mais aussi le secteur médical – c’est grâce à elle. Elle qui a contribué à relancer cette entreprise née en 1936, baptisée alors RMB.
A l’époque, RMB fabriquait déjà des roulements à billes dont elle inondait la planète et même au-delà, puisque les combinaisons d’Armstrong et d’Aldrin en contenaient lorsqu’ils ont foulé le sol lunaire.
Mais laissons là la poésie, encore que la suite, pour cette ingénieure en génie mécanique diplômée de l’Ecole polytechnique de Montréal, n’en est sans doute pas dépourvue: RMB fabriquera par exemple Smoovy, le plus petit moteur du monde. En 2002, rideau: la filiale suisse cherche un repreneur.
Elle trouve Faulhaber, un groupe familial allemand lui aussi, qui crée MPS avec ce qui reste de l’entreprise biennoise, que les deux tiers des employés ont quittée. Et Faulhaber trouve Thibaudeau.
Dix ans plus tard, avec 360 collaborateurs déployés sur six sites des cantons de Berne et du Jura et 65 millions de chiffre d’affaires contre 18 millions en 2003, Faulhaber doit se dire qu’il a décroché la lune en pariant sur Thibaudeau, ce curieux alliage de scientifique pur jus et de femme d’affaires.
On se souvient d’ailleurs que la Canadienne, débarquée en Suisse un peu par hasard alors qu’elle travaillait pour le géant informatique IBM, fut appelée à diriger à 29 ans déjà l’usine Cicorel de La Chaux-de-Fonds, qu’à 35 ans elle achetait Mecanex, une société spécialisée dans la mécanique spatiale, ce qui lui valait deux ans plus tard le Prix Veuve-Clicquot de la femme d’affaires, et qu’en 2000 elle revendait sa boîte au géant Ruag.
Mais Nicola Thibaudeau, 53 ans, n’a que faire de ses états de service, aussi brillants soient-ils. Ce qu’elle veut, ce matin, c’est montrer son usine ouverte il y a un mois et qui aura coûté 8,7 millions, ses beaux volumes et ses machines neuves; voir les roulements à billes en céramique défiler sous l’œil impitoyable des ouvrières traquant l’imprécision dans leur microscope; sentir l’odeur âcre de l’acier dans la trempe; admirer le polissage des pièces avec cette appétence manifeste pour la belle ouvrage; tout cela en échangeant des poignées de main accompagnées d’un mot gentil pour chacun: «Bravo pour votre diplôme de fin d’apprentissage!» Pour peu, elle ressemblerait à ces patrons à l’ancienne, version pétulante, qui connaissaient la vie des uns et des autres, leurs joies et leurs petites misères.
Nom de code «Alissa» - -
Nicola Thibaudeau, à notre adresse: «Alors, elle est pas belle, cette pièce maîtresse du robot Säntis ?» Décodons: la pièce métallique que brandit la CEO sera l’élément majeur d’un robot capable d’aider les chirurgiens à implanter des vis pédiculaires dans la colonne vertébrale de leurs patients. Et pourquoi Säntis , du nom de ce sommet de Suisse orientale?
«Parce que nous avons donné à chaque client un nom de code, répond-elle, amusée. Les projets médicaux portent des noms de montagne, comme le Mönch, en cours d’élaboration, les Dolomites pour un client italien, le Namsan pour un client coréen qui a commandé un dispositif servant à mesurer les flux sanguins.»
Quand la science médicale, chez MPS, atteint des sommets, l’art horloger, lui, se pare de prénoms de demoiselle. Mais nous ne saurons pas si c’est Rolex qui se cache sous Alissa et Jaeger-LeCoultre sous Maïté, à moins que ce ne soit Patek Philippe.
C’est top secret. Quant aux clients industriels, il n’y a probablement que chez MPS qu’on ose leur donner des noms d’oiseau! Au jeu des devinettes, bien malin sera celui capable de mettre un nom de société sur le milan ou sur le woodpecker…
Sous ces dénominations se cache pourtant une des recettes du succès: l’innovation permanente. «Nous nous fixons comme but un brevet par année», tranche Nicola Thibaudeau. Ainsi, lorsqu’un client cherche à simplifier un processus, il en parle à MPS qui se met - au boulot.
D’autres fois, c’est l’entreprise biennoise qui prend les devants: le comité stratégique peut avoir une idée en appliquant par exemple à d’autres composants horlogers ce qu’il avait appris d’un roulement à billes. Le prochain nouveau produit sera d’ailleurs sur le marché dans quelques jours. Il profitera aux horlogers.
Et ainsi va l’expansion du groupe, d’innovation en innovation, mais aussi d’acquisition en acquisition. Dernière en date, la société Greatbatch, acquise en janvier. «Je la croyais en plein essor lorsque j’ai lu dans le journal qu’elle allait fermer, laissant 180 postes de travail sur le carreau, raconte Nicola Thibaudeau. J’ai appelé le patron et lui ai rappelé qu’il me devait un repas.»
Au terme du déjeuner, la Canadienne estime que la stratégie de Precimed, active dans le domaine de l’orthopédie, est un domaine connexe à MPS. Et que celle-ci aurait tort de se contenter de ses produits phares, comme la petite pompe à morphine vendue à Medtronic.
«J’ai alors dit au directeur: «On va aller ensemble voir tous vos clients et leur dire que nous reprenons la boîte.» Et nous avons racheté le business avec 50 employés.»
Elle est comme ça, Nicola Thibaudeau: un style direct, masculin diraient sans doute les analystes du genre en leadership, et elle s’en moquerait gentiment, comme de la question des quotas par exemple: «Les quotas de femmes, je trouve nul! Siéger dans un conseil d’administration n’est pas une tâche honorifique, et, croyez-moi, c’est déjà suffisamment difficile de trouver quelqu’un qui convienne. Si en plus il faut trouver une femme…»
Comment se fait-il que celle qui siège au conseil d’administration de La Poste et à MPS ne soit pas présente dans le board de PME? «Parce que ça prend un temps fou et que ça ne paie rien du tout!» Une réponse cash comme l’Amérique, chantante comme le Québec, honnête comme la dame.
«Quand j’étais petite, on était relativement pauvres. Alors, oui, je ne dénigre pas l’argent, qui permet de faire tant de choses.»
Et quand on lui demande si elle perçoit des différences culturelles avec son pays d’adoption, elle répond en forme d’autodérision: «Ce n’est qu’avec le temps que j’ai remarqué des différences. Moi, j’ai tendance à couper les coins ronds, je ne sais pas faire picco bello. Chez nous, les Nord-Américains, tout est moins bien fini qu’en Suisse. Et si je suis ici, c’est que j’aime le bien fini.»
Pour sûr. Quand Nicola Thibaudeau prend la tête de MPS, on en est pourtant encore loin. A l’usine de Bonfol par exemple, «40% des pièces qu’on produisait devaient être retouchées». Il va donc falloir réorganiser la production et l’encadrement.
«Je suis allée voir un professeur de l’EPFL et lui ai demandé de me mettre à disposition un excellent étudiant mais qui soit aussi Ajoie compatible!» Ce sera Frédéric Chautems, chargé de réaliser son travail de master sur l’usine, avec pour objectif de la rendre productive. Bonne pioche.
Chautems conquiert Thibaudeau, peut-être se reconnaît-elle dans le profil du jeune homme, ambitieux, bosseur, tôt appelé. Quoi qu’il en soit, elle le nomme, à 26 ans, directeur de l’usine, comme d’autres l’ont fait pour elle vingt-cinq ans plus tôt. «Il a fallu tout revoir et, croyez-moi, c’est dur de faire bouger un chariot rouillé qui date de 1967!», raconte le directeur, 32 ans aujourd’hui.
Manifestement, ils l’ont fait. Sans pour autant délaisser les autres sites de production: MPS Precimed, établie à Corgémont (BE), a déjà pu engager 30 personnes de plus qu’à l’heure de son rachat. Et une nouvelle usine va voir le jour à Court (BE), qui fera elle aussi du décolletage.
Un modèle maternel en acier trempé - -
On dirait Nicola Thibaudeau insatiable, menant son ambitieux programme au pas de charge, mais sans en avoir l’air. Toujours souriante et amène, jamais nerveuse – parole de ses proches collaborateurs – la Québécoise travaille comme elle marche, en fondeuse: «Je fais beaucoup de randonnée avec mes garçons (16 et 14 ans).
Nous avons un chalet à La Fouly en Valais, on a donc fait le tour des Combins, par exemple. Mais aussi le Kilimandjaro! Et en janvier prochain, on ira en Amérique du Sud.» Mais avant, il y aura le Marathon de New York, sans oublier la Patrouille des Glaciers…
Il fallait bien qu’elle remplace le parachute et l’avion, deux loisirs qu’elle a lâchés lorsque ses enfants étaient petits. N’en jetez plus, la dame serait agaçante si elle n’était pas si naturellement wonder woman, sans feinte, sans fard, sans ostentation. Sans effort, serait-on tenté d’affirmer.
Il faut dire qu’elle a vraisemblablement de qui tenir. Numéro 5 d’une famille de onze enfants, elle possède un modèle maternel en acier trempé.
Sa mère en effet élèvera seule ou presque ses onze rejetons, «à partir du cinquième, ça roule tout seul, les premiers s’occupent des derniers», à cause d’un père par trop volage et absent qui, à 45 ans, lâche son entreprise «et vire artiste», comme dit drôlement sa fille. Pour quoi faire?
Eh bien pour fabriquer des cerfs-volants!… De véritables sculptures qui lui vaudront, la renommée venue, les honneurs d’un film, et une nouvelle entreprise.
Et comme tout semble possible aux Thibaudeau, sa mère, après avoir engendré et élevé seule une équipe de foot, entreprend des études de criminologie qu’elle clôt par une maîtrise en bonne et due forme. Stupéfiant, mais le meilleur est à venir: la diplômée fraîche émoulue de 48 ans invente alors un concept de centre de transition pour les prisonniers sur le chemin de la réhabilitation.
Non contente de s’en tenir à la théorie, elle leur ouvre sa propre maison, histoire de voir si ça fonctionne. On imagine l’ambiance au souper, entre les caprices des petits derniers, les équations des plus grands et les états d’âme des criminels sur le retour…
Bref, celle que les Québécois surnomment aujourd’hui «Ma Dalton» est, à 80 ans, une experte reconnue de la réhabilitation des criminels et a été décorée du Prix du prince de Galles pour le bénévolat. Maintenant encore, lorsqu’elle peine à biner son jardin et que sa nombreuse descendance est sur répondeur automatique, elle appelle à l’aide l’un de ses chers anciens prisonniers…
Mais revenons à MPS pour faire plaisir à sa fille, qui regrette que sa vie et son pedigree stupéfient autant, si ce n’est davantage, que les pièces métalliques réalisées en ces murs.
«Sans les employés, sans mon équipe, je n’aurais rien pu faire pour MPS. Alors oui, c’est tous ensemble que nous nous réjouissons d’avoir pu agrandir l’ancienne usine. Parce que, ici, le décolletage est toujours une activité prisée.»
Pour preuve, MPS n’a que 13% de frontaliers parmi ses effectifs. Et à Bienne, la directrice a déjà réservé un terrain derrière l’usine actuelle pour un futur bâtiment. Mais avant les grandes manœuvres, il y a la politique au jour le jour, celle des petits pas.
Ce matin d’automne, ceux de Nicola Thibaudeau la conduisent à la maison du monsieur à l’inconvenant monticule de déchets, qui voulait ainsi protester contre des panneaux solaires trop éblouissants. Peut-être aura-t-il trouvé à sa porte plus lumineux encore que ces derniers?
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