Le Gothard, enfant géant de l’écologie et du capitalisme
L’histoire de ce passage se confond avec celle de la prospérité suisse. Le nouveau tunnel de base en ouvrira-t-il un nouveau chapitre?
Début octobre, un train va, pour la première fois, traverser le plus long tunnel du monde à la base du Gothard. Il en franchira les 57 km à un rythme d’escargot pour tester rails et caténaires. Mais dès le 7 novembre, un ICE allemand foncera dans le tunnel à la vitesse de 275 km/h, soit 25 de plus que celle des futurs trains de passagers à grande vitesse. Au cours de deux exercices, plus d’un millier de figurants expérimenteront aussi les dispositifs d’évacuation de l’ouvrage.
Testé durant les huit prochains mois avant son inauguration officielle début juin 2016, le tunnel de base du Gothard ouvre un nouveau chapitre de l’histoire économique helvétique. Forcément. Car l’histoire de ce passage à travers les Alpes se confond avec celle de notre petit pays montagnard.
Ce qui est frappant quand on se plonge dans l’histoire des tunnels du Gothard – il y en a quatre, auxquels s’ajoutent 180 km de tunnels de service! – c’est à quel point ils encapsulent certaines des particularités du capitalisme helvétique. Le premier tunnel du Gothard est à bien des égards une version XIX e siècle des partenariats publics-privés qui se multiplient aujourd’hui.
Le nouveau Gothard est, lui, l’étonnant résultat d’un mariage entre opportunité économique et prise de conscience écologique – il est financé entre autres par 10 centimes sur l’essence et 0,1% de TVA payés par chaque Suisse. Entre les deux, le Gothard routier correspond à l’âge d’or de l’automobile. Et les polémiques qui entourent son doublement renvoient aux tensions qui habitent les visions du futur des transports.
Septembre 2015. Depuis Erstfeld, l’immense pyramide sombre du Bristen barre l’horizon sud de la vallée d’Uri. Un monument à l’échelle des civilisations que sépare le massif: monde latin au sud et germanique au nord. «Au pied du Gothard, on est non seulement à la distance la plus courte mais à l’altitude la plus basse pour franchir les Alpes», précise Nicolas Steinmann, chef de projet chez AlpTransit, l’entreprise maîtresse d’ouvrage du tunnel de base.
La meilleure route - -
On ne s’étonne pas qu’un pays et ses mythes soient nés ici. Et pas non plus qu’Alfred Escher ait choisi de transpercer ce massif plutôt que de le contourner. Président du premier Conseil national de la Confédération issue de la Constitution de 1848, devenu entrepreneur de chemin de fer, Escher est un homme qui «pense en siècles et sent en continent», comme son alter ego britannique Cecil Rhodes. Pour percer son tunnel, il créera même une banque: le Crédit Suisse.
Habile manœuvrier, il obtient le soutien des cantons de Suisse centrale après avoir agité une variante par les Grisons. Il convainc l’Italie et l’Allemagne, qui viennent de s’unifier, que la liaison qu’il propose est un enjeu stratégique. L’Etat italien apporte 45 millions de francs au projet tandis que Bismarck en débloque 40; 102 millions sont levés auprès du privé.
Le 12 septembre 1872, le percement du tunnel de presque 15 kilomètres, à 2000 mètres d’altitude entre Göschenen et Airolo, démarre. L’ingénieur genevois Louis Favre, qui a soufflé l’appel d’offres à une entreprise italienne, dirige les opérations.
Mais les conditions financières draconiennes imposées par Alfred Escher à Louis Favre feront de ce chantier un monstre de pénibilité. Sur 2500 ouvriers, dont nombre d’Italiens, 199 y laisseront directement la vie. Lors d’une grève en 1875, quatre sont abattus par des tirs de milice. Malgré cela, les coûts dépasseront la facture. Escher y perdra sa place et sa réputation, et Favre la vie. Il est emporté par une crise cardiaque dans une des galeries en 1879. Sa famille sera même poursuivie et ruinée pour les dépassements de coûts.
Pressions sur les Alpes - -
Le 28 février 1880, les mineurs du nord et du sud se rejoignent pourtant. Au final, le premier Gothard a été creusé en dix ans, avec un écart d’à peine quelques centimètres entre ses deux tronçons. Cent ans plus tard, 20 millions de tonnes de fret et des millions de passagers l’empruntent chaque année.
En 1980, c’est un nouveau tube qui est inauguré. Parallèle au premier tunnel ferroviaire, le Gothard routier est imaginé dans les années 1960 pour accompagner le boom de l’automobile et mieux rattacher le Tessin au reste de la Suisse. Comme le tunnel du Mont-Blanc, il est à double sens. Et comme le Mont-Blanc, il crée une tension dans les régions alpines à cause des camions. C’est ce qui conduira la Suisse de la limite de 28 tonnes des poids lourds dans les années 1980 au vote de l’initiative des Alpes en 1994.
Entre-temps, le vote sur les nouvelles transversales alpines en 1992 lance le tunnel de base du Gothard pour faciliter le transit du fret de la route au rail.
Dès 1947, l’ingénieur Eduard Gruner avait décrit dans un article ce projet de tunnel de 50 kilomètres sur une ligne reliant Khartoum à Londres avec, en son centre, des ascenseurs vers les pistes de ski. Sauf que ces variantes touristiques se révéleront incompatibles avec la vocation économique première du Gothard, le fret, ainsi qu’avec sa sécurité. Deux conditions qui président à son design.
Le tunnel entre Erstfeld et Bodio a une forme en S. D’une part, pour éviter de passer sous deux barrages et, de l’autre, pour ne pas trop s’éloigner de la surface afin de limiter les travaux des cheminées de ventilation et autres tunnels d’accès. Les deux tubes de 8,4 mètres de diamètre distants de 40 mètres de l’ouvrage ne sont, en effet, pas accompagnés d’un autre tube d’évacuation comme pour le tunnel sous la Manche.
«Un train en feu étant ralenti à 80 km/h et pouvant tenir quinze minutes, cela a signifié la construction de deux abris souterrains à 20 km de distance pour les cas où il ne serait pas possible de faire sortir le train», explique Nicolas Steinmann. Dans l’abri de Sedrun, on prend la mesure de ces contraintes.
Il a non seulement fallu excaver des croisements de lignes, mais créer des galeries de secours pour que les passagers évacués puissent rejoindre l’autre tube et un train de secours. Une cheminée de 7 mètres de diamètre et de 800 mètres de haut permet de ventiler jusqu’à 250 mètres cubes d’air par seconde. Dernière précaution, des passages ont été creusés tous les 325 mètres entre les deux tubes si un train accidenté ne pouvait pas rejoindre les abris.
Pour accélérer les travaux, le chantier a aussi été divisé en cinq tronçons de 8 à 16 kilomètres, creusés en parallèle par cinq tunneliers. Une zone de 500 mètres d’éboulis côté Tessin a aussi nécessité un tunnel de contournement. Au total, il y a 150 kilomètres de galeries, en plus de celles des deux tubes.
800 ans de profitabilité - -
Ces inconnues géologiques ont été à l’origine des dépassements de coûts de chacun des tunnels du Gothard. La facture du premier a été de 227 millions au lieu des 187 agendés. Celle du Gothard routier, de 686 millions, a dépassé les prévisions, et celle du tunnel de base atteint 10 milliards, soit encore un dépassement de 2 milliards. Pour autant, la situation même du Gothard et sa caractéristique de chemin le plus court entre le nord et le sud de l’Europe en font une affaire profitable, au moins depuis la construction du pont du Diable qui a ouvert le col autour de l’an 1220.
Passé de 4 trains par jour en été à 250, le premier tunnel ferroviaire a vite été rentabilisé, de même que le tunnel routier qui rapporte quelque 11 millions de francs par mois. Il en sera, sans doute, de même pour le tunnel de base qui facilitera la révolution du ferroutage.
Certes, les Suisses ont été obligés de pallier les défaillances italiennes en investissant 290 millions pour le terminal sud tandis que les Allemands lambinent. Mais à terme, la logique de transfert du fret de la route au rail s’imposera parce qu’elle est économique. Dans ce contexte, il semble plus urgent d’étendre la logique de vitesse et de ferroutage du nouveau Gothard à ses voies d’accès que de se lancer dans la construction d’un second tunnel routier qui regarde vers le passé.
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