Comment la cire «Suisse» a conquis l’Argentine
Pour découvrir cette société, il faut défier le chaotique trafic de Buenos Aires et s’aventurer à Munro, à vingt kilomètres du centre de la capitale argentine. C’est une petite porte avec une discrète plaque «Villard y Louis» qui indique que l’adresse est la bonne. Un sas de sécurité avec grille et caméra de surveillance permet d’accéder aux bureaux. Sur un mur, un certificat défraîchi par le temps mentionne la politique de qualité prônée par l’entreprise. Dans l’immense salle de réunion quasi vide trône une grande table noire et quelques chaises. Seules trois plantes et une vitrine qui présente les produits «Suiza» occupent la pièce. Olivier Villard arrive en trombe et nous accueille d’emblée avec la chaleur qui caractérise les Argentins. Né à Buenos Aires, ce patron de 42 ans est diplômé de l’Université de Saint-Gall. A la tête de cette société familiale, il représente la troisième génération.
Du porte-à-porte
L’histoire commence en 1943. Fernando Villard et Anatole Louis quittent Genève en quête de l’eldorado sud-américain. Employés dans une société chimique helvétique, les deux hommes emportent dans leurs bagages le procédé pour fabriquer de la cire à lustrer le bois. C’est donc tout naturellement qu’ils se lancent dans ce business. Les débuts sont difficiles. Les ventes se font au porte-à-porte. Mais les deux aventuriers ont la brillante idée de miser sur leur origine. Ils enregistrent comme marque le nom «Suiza». Cela ne serait plus possible aujourd’hui. Et leur boîte en métal rouge barrée d’un «Suiza» en blanc fait clairement référence aux couleurs du drapeau helvétique. «Cela nous a permis de bénéficier d’une image de qualité, nos produits ont une très bonne réputation dans le pays et les Argentins disent que leurs sols sentent la cire suisse», s’amuse Olivier Villard. Comme le produit tient ses promesses, les ventes décollent malgré un prix de vente supérieur de 10% à celui de la concurrence. «Ce positionnement haut de gamme a été gagnant sur le long terme», analyse le jeune patron.
Au fil des ans, la production passe en 1960 du stade artisanal à l’échelon industriel, passe ainsi d’une pièce de l’appartement familial à la construction d’une fabrique. C’est Alec, fils de Fernando Villard, qui prend les rênes de la société. La croissance se fait pas à pas, sans crédit bancaire. Puis Villard y Louis organise un système de distribution qui couvre tout le pays, des supermarchés aux petits commerces locaux.
Une succession difficile
Après dix années d’études en Suisse alémanique, couronnées par un diplôme HEC à Saint-Gall, Olivier Villard retourne en Argentine en 1999 pour reprendre l’entreprise, car son père Alec «a toujours refusé de la vendre malgré de nombreuses offres», précise le manager. Mais les relations de travail entre les deux hommes sont difficiles, le fils affichant sa volonté d’innover. Pendant quinze ans, la société n’a quasiment modifié en rien son produit. Conséquence, les ventes stagnent. «C’était une lutte permanente pour faire accepter mes changements», admet-il. En 2001, à la suite d’un problème de santé de son père, il prend totalement la direction de la PME. Il développe la gamme «Suiza» avec des articles pour nettoyer divers types de sols, un spray pour lustrer les meubles ainsi qu’une nouvelle marque baptisée «Clinsy».
«J’aimerais que les clients reconnaissent la société Villard y Louis et pas seulement «Suiza» pour pouvoir ensuite décliner d’autres produits sous le logo de l’entreprise», détaille Olivier Villard. Faute de budget, la société fait très peu de publicité. Mais les commerces sont quasi obligés de proposer sa marchandise car, aujourd’hui, il n’y a plus que deux entreprises qui vendent de la cire dans le pays: l’américain Johnson & Son et Villard y Louis dont la marque «Suiza» est devenue leader avec 55% de parts du marché. Avec 40 employés, Villard y Louis produit 2,5 millions de boîtes par an et réalise un chiffre d’affaires de 7,5 millions de dollars. La fabrique dispose d’une surface de 10 000 m2, encore nettement sous exploitée. Les ventes ont retrouvé le chemin de la hausse depuis trois ans. Actuellement, le principal défi de l’entreprise consiste à s’adapter à la forte instabilité économique et politique qui caractérise l’Argentine depuis la colossale crise de 2001.
Prix de vente imposés
«C’est le gouvernement qui décide du prix de vente de mes produits, sans tenir compte des coûts de production», s’emporte Olivier Villard. L’Etat impose, lors de trois rencontres par an avec l’entrepreneur, la hausse autorisée pour chaque article. La dernière augmentation a été fixée à 5%. En parallèle, les puissants syndicats lui imposent une croissance de salaire de 30%. Un ouvrier touche environ 1000 dollars par mois. A cela s’ajoute le tripatouillage par le gouvernement de l’indice des prix. Les statistiques officielles annoncent une inflation annuelle de 11%. Mais le chiffre réel est proche des 25-30%. «Il n’y a aucune réglementation fixe, il faut s’adapter au jour le jour à des lois absurdes qui ne tiennent pas compte de l’évolution du marché, ni de la hausse des prix des matières premières», s’énerve Olivier Villard. Il doit ruser pour rester rentable. Les supermarchés acceptent de majorer le prix de vente au-dessus de la limite autorisée. Les entreprises ont trouvé une échappatoire avec la diminution de la quantité de produit contenue dans l’emballage. Dans les magasins, on note des articles qui affichent des contenances improbables, 875 grammes ou encore 0,925 litre! Pour réduire ses coûts, Villard y Louis va passer d’un emballage en métal au plastique et ainsi économiser 250 000 dollars par an. «Il y a aussi les problèmes de sécurité. Il faut alors tout contrôler personnellement pour éviter les vols ou le travail bâclé», se lamente le patron. Lors de la prochaine élection présidentielle d’octobre, il ne votera certainement pas pour Cristina Fernandez de Kirchner, l’actuelle présidente.
Implantation
Cinquante sociétés suisses en Argentine
Banques, assurances, services, industrie: l’ambassade de Suisse en Argentine recense une cinquantaine d’entreprises helvétiques implantées dans le pays. Des filiales de multinationales comme Roche, ABB ou Nestlé, mais aussi des PME fondées par des Suisses installés depuis des années. «Au fil des ans, les sociétés suisses se sont adaptées aux particularismes de l’économie argentine», analyse l’ambassadeur Johannes Matyassy. Le pays, qui s’allonge sur 3700 km jusqu’à la Terre de Feu, se remet de la forte crise économique de 2001. Un tiers des 40 millions d’Argentins résident dans la capitale.
CARTE DE VISITE
1969 Naissance à Buenos Aires d’Olivier Villard (3e génération). 1995 Obtient son diplôme HEC à l’Université de Saint-Gall. 1999 Rejoint l’entreprise familiale Villard y Louis. 2001 Prend les rênes de la société. 2002 Développe une nouvelle gamme de produits.
Crédit photo:José Voide