Christian Viros, bâtisseur d’excellence
L’ancien PDG de TAG Heuer veut faire du groupe Bernasconi l’un des leaders de la construction en Suisse romande. Portrait d’un homme d’affaires mû par une volonté inextinguible d’entreprendre.
Christian Viros nous reçoit dans l’appartement de sa société de private equity SEC Partners, au cœur de Genève, avec quelques notes de jazz et un café noir. Les toiles accrochées au mur annoncent son «bon» goût pour l’art contemporain, loin «du trash et de l’exhibitionnisme» dont se pique parfois l’upper class. La décoration apprécie le design, audacieux mais sans ostentation.
L’ancien patron de TAG Heuer n’aime guère s’afficher. Son souci d’excellence lui interdirait pareille faute de goût. De fait, on ne trouve ni horloges aux parois ni montres en collection pour rappeler les grandes heures de la marque horlogère.
Seule une somme en papier glacé ( TAG Heuer – Mastering Time , publiée par Assouline), disposée parmi les livres d’art sur la table du salon, évoque le glorieux temps: mines réjouies à Wall Street au moment de l’entrée en bourse de TAG Heuer en 1996 et campagnes publicitaires multiprimées («Don’t crak under pressure», «Success – It’s a mind game»). Le temps toujours qui file empêche de trop s’appesantir. Grand «cultureux», curieux de tout, Christian Viros, 65 ans, est, sous une apparence calme, en mouvement perpétuel.
«Comme les requins qui meurent s’ils s’arrêtent», sourit Jean-Guillaume Benoit, l’un de ses deux partenaires chez SEC.
«Après avoir vendu TAG Heuer à LVMH (en 1999 pour 1,16 milliard de francs suisses, après un LBO en 1995, ndlr) , il aurait pu se retirer et vivre de ses rentes, mais il a une volonté inextinguible d’entreprendre», indique son ami Claude Frey. Christian Viros fit entrer l’ancien conseiller national chaux-de-fonnier au conseil d’administration de la marque le même jour que Robert Louis-Dreyfus, figure jupitérienne autant qu’iconoclaste de la grande industrie.
«Rencontrer des gens intéressants et faire des choses intéressantes, voilà selon moi ce qui anime l’homme et le professionnel», confie Pierre Gillioz, un autre de ses amis, avocat fiscaliste à Genève.
Nommé président de la division montres et joaillerie de LVMH par Bernard Arnault en 1999, Christian Viros renforça le pôle par l’acquisition de Zenith, Ebel, Chaumet et Omas. La fonction lui paraissant toutefois «trop confortable, pas suffisamment entrepreneuriale», CRV, comme il se laisse abréger, abandonna ce poste de «luxe» et fonda SEC Partners en 2009 avec deux jeunes anciens membres de la section private equity du Crédit Agricole, Cédric Anthonioz et Jean-Guillaume Benoit.
«Dans le team, il est celui qui rassure grâce à son expérience et à sa solidité financière», rapporte Jean-Charles Chavaz, cofondateur d’Helvetia Environnement, entreprise spécialisée dans la gestion de déchets reprise par SEC en 2009. Egalement propriétaire des fitness Silhouette et des cliniques Adent, SEC Partners poursuit son développement à raison d’une ou deux acquisitions en moyenne par année. «Exclusivement en Suisse, ce qui fait de nous une exception parmi les sociétés de capital-investissement», précise Jean-Guillaume Benoit
«Supérieurement intelligent» - -
En novembre 2012, SEC est devenue l’actionnaire majoritaire du groupe neuchâtelois Bernasconi, à parts égales avec la française Ciclad, autre société de private equity. «Une première dans la construction», selon Claude Martignier, l’ancien propriétaire, associé de Sylvio Bernasconi toujours à la tête de l’opérationnel. «Cela est rendu possible grâce à l’état d’esprit de Christian Viros, qui demeure avant tout un entrepreneur.»
Avantage supplémentaire, «il avait déjà une image de l’entreprise; Sylvio et lui s’étaient rencontrés à l’époque où il habitait Neuchâtel. Et puis son réseau étendu est une carte déterminante pour gagner des parts de marché, poursuit Claude Martignier. L’objectif est maintenant d’asseoir notre présence sur tout le territoire romand.»
Né au Mans d’un père pharmacien et d’une mère institutrice, Christian Viros a couru le monde dès son premier emploi au début des années 1970 comme ingénieur (diplômé de Centrale de Paris) dans la construction de barrages en terre pour un grand cabinet d’ingénierie établi à New York – Afrique du Nord, Pakistan, Emirats arabes unis.
Il s’établit à Neuchâtel au milieu des années 1980 – «c’est l’endroit de Suisse où l’on parle et enseigne le meilleur français» – appelé au chevet de TAG Heuer par Mansour Ojjeh, propriétaire du Groupe TAG, et Ron Dennis, âme de McLaren. Il était alors vice-président de Booz Allen & Hamilton. La maison dont il fit connaissance n’était encore qu’une «quasi-start-up», selon l’expression de Georges Kern (actuel CEO d’IWC, embauché chez TAG Heuer à l’âge de 27 ans).
Lorsque Mansour Ojjeh proposa à Christian Viros de prendre la tête de la société en 1988, celle-là valait 30 millions de francs – soit quarante fois moins que lors de sa vente à LVMH dix ans plus tard.
«Success – It’s a mind game», et Christian Viros n’en manque pas. «Supérieurement intelligent, comme tous les grands managers», selon Georges Kern. «Il fait parler les chiffres et sait pénétrer la Matrice», confirme Jean-Guillaume Benoit. «Il a une approche très analytique des problèmes opérationnels», complète Michael Vogt, fondateur de la marque horlogère Vogard en 2003, incorporé au team marketing de TAG à l’âge de 29 ans.
«Mais aussi une très grande exigence envers lui-même et ses collaborateurs.Il a géré l’entreprise comme un sportif qui veut gagner. Ceux qui n’étaient pas prêts à partager cette ambition ont souffert.»
«Don’t crake under pressure.» Philippe Hubbard, repreneur d’ArteCad en 2004 (société de cadrans revendue à LVMH en 2011), recruté lui aussi pour TAG Heuer à sa sortie de l’Ecole centrale, se souvient que «chacun était poussé dans ses retranchements. Je l’ai vu entrer dans des colères phénoménales lorsqu’on ne répondait pas à ses attentes. Mais toujours à juste titre.» Celui qui «adore les ambiances de Conservatoire (de musique) parce qu’il n’y a pas de tolérance pour le dilettantisme» abhorre la médiocratie.
«Viser l’asymptote de l’excellence, tel est son motto», rapporte Jean-Guillaume Benoit. «Ce sont les derniers 5% qui font la différence, m’a-t-il appris, reconnaît Michael Vogt. Ils sont les plus difficiles à atteindre, mais cette leçon me sert dans la facture de mes propres montres.»
Un autre credo de ce catholique agnostique est de «miser sur les jeunes talentueux. C’était ce qui a fait en partie le succès de l’entreprise TAG Heuer», analyse Georges Kern, recruté après son diplôme HEC Saint-Gall et trois ans au service de Kraft Jacobs Suchard. «Je n’ai jamais travaillé dans une société qui regroupait autant de talents», confirme Michael Vogt (également diplômé de Saint-Gall).
Si CRV les aime jeunes, «pas encore sclérosés par le maintien de leur confort et capables de prendre des risques», il les réclame aussi «très intelligents» et très bien formés, attachant une attention particulière au pedigree. «Je suis favorable à une éducation élitiste. C’est au contact des gens brillants qu’on devient meilleur soi-même. J’ai engagé beaucoup de centraliens chez TAG Heuer, j’ignore pourquoi», sourit-il avec humour. Mais aussi des diplômés des EPF et de Saint-Gall.
Révolutionner le marketing - -
«Christian Viros est aussi quelqu’un de passion et d’entreprenant pour qui il est très motivant de travailler, reprend Philippe Hubbard. Non seulement il engageait des jeunes, mais il leur donnait la chance de prendre des responsabilités. Pour ma part, je me suis vu confier la construction du nouveau bâtiment pour TAG Heuer en 1998 à peine arrivé dans la maison, alors que je n’avais pas même de compétences spécifiques dans ce domaine.
Dans une autre boîte, il aurait fallu dix ans d’expérience pour décrocher le projet.» Michael Vogt le voyait «toujours très enthousiaste. Surtout, il a contribué à révolutionner le marketing horloger.»
En 1988, McLaren vivait sa belle époque grâce aux duels entre Alain Prost et Ayrton Senna. TAG Heuer en profita pour exploiter professionnellement cette formidable machine à faire vendre. La voiture et les pilotes devenaient des supports, le sport un vecteur de rêve. «La publicité est un engin difficile à manier, nuance l’ancien boss. Vous pouvez gagner des prix et ne pas vendre une montre en plus. Ainsi, nos premières campagnes ont très bien marché, les suivantes beaucoup moins.»
Homme de «marques», il restait d’abord un homme de chiffres. «Christian a pris des risques pour construire l’image de TAG Heuer, mais toujours raisonnés, précise Georges Kern. Il faisait tout tester et vérifier via des analyses et des études de marché. Trop peut-être. Normal, il venait du conseil.»
Gagner pour mieux investir. Selon Jean-Guillaume Benoit, «pour Christian Viros, l’argent investi doit d’abord servir à créer de la valeur pour l’entreprise». Parfois immatérielle, lorsqu’il s’agit de culture. «C’est quelqu’un qui aime vraiment le théâtre», relate Robert Bouvier, directeur du Théâtre du Passage, jeune institution (2000) fameuse à Neuchâtel.
«Je me souviens de son coup de fil spontané après la diffusion à la TV de la cérémonie des Molières pour me communiquer son enthousiasme pour certains artistes primés qu’il estimait tout particulièrement. Il a contribué à la richesse de notre programmation sans jamais rien demander en retour.» Le metteur en scène ajoute malicieusement «qu’ici aussi s’étend son côté grand coordinateur».
Il vous suggère toujours une manière de faire plus logique, plus efficace mais sans s’appesantir. Si vous êtes preneur de ses conseils, tant mieux pour vous!
En matière de théâtre comme en musique contemporaine et en jazz, le goût de celui qui se dit «sensible à la création sans être moi-même un créatif» va à «la dissonance», subtile mais radicale remise en question de la condition humaine et de l’ordre établi (Pinter, Beckett, Ionesco). Pour Robert Bouvier, Christian Viros est quelqu’un «qui aime être provocateur. Il avait un rapport décomplexé à Neuchâtel, appréciant de remuer la fourmilière.»
Un temps vice-président du Parti libéral neuchâtelois, il fit parler de lui à travers l’étude réalisée en 2004 dans laquelle il critiquait la gestion des finances publiques du canton, louant le redressement de Fribourg qui avait su mieux se restructurer. L’avenir lui donna raison mais scella une éventuelle reconversion politique.
Pour Claude Frey, «le rythme ne pourrait convenir à cet homme d’action. De plus, ce qui compte en politique c’est l’appréciation des faits, non les faits eux-mêmes, ce qui est difficilement acceptable lorsque l’on vient de l’économie.»
Viros, dans la vie, «n’est pas un homme qui essaie de s’imposer», reprend Pierre Gillioz. Intensément raffinée comme une toile de Rothko ou de De Kooning – pour lui qui aime tant New York – sa présence demeure aérienne. «Il privilégie toujours la convivialité, poursuit Pierre Gillioz. Exigeant, oui, mais il n’est pas un forcené.»
L’intéressé avoue qu’à «New York on m’a souvent pris pour Peter Sellers ou Woody Allen… physiquement»! Sens comique du second sans le tragique du premier. Claude Frey souligne la qualité de sa cave et son amour de la table. «Mais Christian fuit les mondanités et apprécie peu les déjeuners d’affaires qui s’éternisent», sourit Jean-Guillaume Benoit.
Car cet homme pressé partagera toujours avec la montre une préoccupation essentielle: le souci de maîtriser le temps, bien parmi les plus précieux qui soient à ses yeux.
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