Ce que j'ai appris: Rolf-Dieter Heuer, directeur général de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) depuis 2009
Six personnalités romandes se prêtent pour Bilan à un exercice original : dévoiler ce qu’elles ont retenu de leur parcours exceptionnel tant sur le plan professionnel que personnel.

B L’an dernier, vous disiez être en mesure de découvrir en 2012 le boson de Higgs, que traque le LHC, le plus grand accélérateur de particules du monde. Vous confirmez le délai? Rolf-Dieter Heuer Certainement, nous sommes assez confiants. Mais quand je parle de découverte, ce peut être l’existence de cette particule, tout comme l’exclusion de celle-ci! Ce serait alors la première fois qu’une brique absolument nécessaire à l’échafaudage de l’univers ne serait pas vérifiable. On connaît toutes les propriétés de cette particule jusqu’à son efficacité, on peut calculer combien de conditions seraient nécessaires pour pouvoir l’exclure, mais la seule chose que nous ne connaissons pas, c’est son existence.
B Comment fait-on pour motiver des troupes à chercher quelque chose dont on ne sait même pas si elle existe? RDH Les scientifiques cherchent toujours quelque chose, que ça existe ou non. Et si cela n’existe pas, ils ne seront pas démoralisés, bien au contraire, mais motivés par le but de trouver autre chose!
B Ou alors ils rêvent du Prix Nobel de physique en se rasant le matin? RDH Quelques individus, certainement, oui. Mais pas la majorité des personnes qui y travaillent. Et ils sont presque 6000!
B Doit-on en déduire que les scientifiques ont moins d’ego que les autres? RDH Non, ni plus ni moins que dans les autres domaines. En revanche, ils doivent avoir une motivation inouïe. Leur recherche est une forme de hobby, sans quoi il ne serait pas supportable de consentir autant de temps et d’effort, de parler à son épouse davantage par téléphone qu’en direct! A part cela, les scientifiques sont des gens plutôt normaux. Ceux qui se les imaginent en costume blanc de docteur avec des idées loufoques révisent leur jugement après une visite au CERN.
B Diriger des scientifiques exige-t-il d’autres aptitudes que celles requises pour du management classique? RDH Probablement. Toute la difficulté réside dans leurs individualités, très fortes. Je peux par exemple donner des ordres à des employés du secteur administratif sans provoquer de tempête, en revanche ni moi ni personne ne pourrait en donner à un professeur de physique nucléaire américain, par exemple! Avec la communauté scientifique, mon action à moi se situe donc en amont: dialoguer avec les gens et parvenir à un consensus avant qu’ils ne partent sur une piste, laisser s’exprimer leurs idées et leur créativité tout en suggérant des lignes directrices et des limites, faire la part belle à l’autogestion. Si je devais résumer, je dirais que mon management est un chaos organisé.
B Les scientifiques du CERN viennent de toutes les cultures, ou presque. Un facteur de conflit? RDH Il y a au CERN des conflits comme partout, mais je les observe davantage au sein d’une même culture, peut-être parce que les gens d’une même culture se retrouvent dans un même groupe! Mais le fait que nous ayons presque cent nationalités ne pose aucun problème particulier. Nos conflits sont normaux, pareils à ceux d’une bourgade de 10 000 habitants.
B On imagine que lorsque vous recrutez, c’est uniquement en fonction de la matière grise du postulant, et moins de ses qualités humaines. Vrai ou faux? RDH Partiellement faux. En plus de la compétence, on a besoin d’esprits libres et de gens respectueux. Il faut aussi une distribution adéquate entre scientifiques et techniciens. Les premiers doivent posséder de la créativité, une part de professeur Tournesol si vous voulez, quand les seconds doivent posséder au minimum (!) un pied sur terre. Je le sais d’expérience, car lorsque j’exerçais comme physicien, j’avais besoin des ingénieurs pour me ramener à la réalité.
B Ce fameux boson de Higgs, on l’appelle aussi «la particule de Dieu». Est-ce à dire que même les scientifiques ne peuvent s’en tenir au «comment ça marche», mais qu’ils se posent aussi la question du «pourquoi»? RDH Notre travail ne consiste qu’à chercher le «comment», mais notre pensée se balade souvent vers les horizons philosophiques. On va d’ailleurs organiser cet été un workshop sur le thème de l’interface entre la philosophie, la recherche et la science. Mais juste entre nous, pour pouvoir partager nos reflexions!
B Vous êtes croyant? RDH Ça dépend quand… Je consacrerai une partie de ma retraite à y réfléchir plus profondément.
B Vous êtes allé au Forum de Davos cette année. La puissance de la science ne vous suffit-elle pas pour que vous ayez besoin de la proximité des puissants de ce monde? RDH D’abord, nous avons besoin d’argent. Mais ce n’est pas tout. Je veux aussi que la science pénètre la politique, trop ignorante de celle-ci. Et c’est lui faire injure alors que tous les outils technologiques qu’on utilise sans y penser dépendent de la science et ont nécessité des dizaines d’années de recherche.
B N’est-ce pas la faute de l’enseignement, peu attractif? RDH En partie. Quand on démarre les cours de physique en étudiant l’optique du XVIIIe siècle, il ne faut pas s’étonner de n’intéresser personne. Je crois personnellement qu’il faudrait tout de suite poser aux élèves les grandes questions, celles qui nous interpellent, comme le début de l’univers ou la relativité. Il ne faudrait pas craindre d’aller aux limites de la connaissance, et même sans l’aide des mathématiques, seulement grâce à la logique. La physique sans but est un échec.
B Que faites-vous pour y remédier? RDH Je voulais créer un programme en partenariat avec l’Unesco qui aille dans ce sens, mais malheureusement il est en suspens, car ce n’est pas notre mission directe. En revanche, on accueille mille professeurs de l’enseignement secondaire par année, à qui nos chercheurs prodiguent des cours dans leur langue maternelle, pour les inciter à enseigner autrement, à aborder d’autres thèmes. Souvent, ils reviennent avec leurs élèves visiter le CERN. Cela étant, il serait injuste de ne faire grief qu’aux enseignants, alors que les parents aussi sont fautifs. Comment expliquer que les jeunes enfants soient toujours passionnés par la science, et que leur intérêt disparaisse si vite? C’est que les parents n’ont pas comblé leurs attentes.
B A propos d’enfant, une question de mon fils de 8 ans: l’univers est-il réellement infini ou a-t-on inventé cette notion à défaut de pouvoir prouver le contraire? RDH Très bonne question! On sait que la taille de l’univers est de 10 puissance 28 centimètres. Moi-même, je ne peux pas imaginer ce que cela représente, mais seulement le mesurer. Ou encore jouer avec ce chiffre, et dire par exemple qu’il représente le carré de la dette américaine, mais ça ne m’aide pas beaucoup! On sait donc que l’univers est en expansion et que cela ne semble pas vouloir s’arrêter. Mais en effet, il est impossible d’affirmer que le processus serait infini.
B Mais sur quoi l’univers s’agrandit-il? RDH On ne sait pas… Notre imagination de scientifiques bute sur cela aussi…
B Vous que l’univers préoccupe, êtes-vous inquiet pour l’avenir de notre planète? RDH En principe oui, si nous nous avérons incapables de réduire les effets négatifs de nos émissions énergétiques mais… je m’explique. En général, les prédictions, qu’elles soient catastrophistes ou pas, ne se vérifient jamais. Et pour l’instant, l’humanité, depuis qu’elle existe, a toujours trouvé les moyens de résoudre les problèmes qui lui tombaient dessus. Peut-être que cette fois-ci, ce sera plus difficile, peut-être n’en serons-nous pas capables? Mais je reste raisonnablement optimiste.
B Une de vos études contredit les conclusions du GIEC sur le changement climatique. Vous n’avez pas publié ses conclusions. Vous reculez devant l’idéologie politique dominante? RDH Nous avons étudié l’impact des rayons cosmiques sur la formation des nuages. En tant que scientifiques nous nous attachons à interpréter des faits et ne rentrons pas dans des considérations idéologiques. Mais le sujet est tellement sensible que certains utilisent tout de même cette étude, qui n’est pas encore terminée, à des fins polémiques, et c’est un état d’esprit détestable!
B N’avez-vous pas l’impression que certains scientifiques sont devenus des idéologues avant tout? RDH Exactement. Et c’est terrible.
B Le futur physicien nucléaire se détectait-il dans l’enfant que vous étiez? RDH Je ne suis pas physicien nucléaire, le noyau, c’est déjà trop grand pour moi! Je suis physicien des particules, des choses beaucoup plus petites! Oui, j’ai toujours aimé chercher l’infiniment petit. A l’école, j’aimais les maths et la logique, mais rassurez-vous, j’adorais le foot aussi.
B Est-ce que le cinéma de science-fiction ressemble parfois à votre réalité? RDH Non. Mais j’apprécie le cinéma de science-fiction lorsqu’il intègre aussi la science, même si elle n’est pas nécessairement correcte. Car c’est incitatif. Un jour, un chauffeur de taxi m’a dit: «Ah, je comprends ce que vous faites, j’ai vu Anges et démons!» Et il m’a demandé l’adresse de la page web du CERN. Si le cinéma pousse à la science, c’est gagné!
1948. Naissance à Boll/Goeppingen, en Allemagne. 1984 à 1998. Travaille au CERN sur l’expérience OPAL au grand collisionneur électron-positon. 2004. Directeur de recherche au Laboratoire DESY.
Crédits photos: François Wavre/Rezo
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Cet article a été automatiquement importé de notre ancien système de gestion de contenu vers notre nouveau site web. Il est possible qu'il comporte quelques erreurs de mise en page. Veuillez nous signaler toute erreur à community-feedback@tamedia.ch. Nous vous remercions de votre compréhension et votre collaboration.