Ce que j’ai appris: Ernesto Bertarelli, investisseur
Six personnalités romandes se prêtent pour Bilan à un exercice original : dévoiler ce qu’elles ont retenu de leur parcours exceptionnel tant sur le plan professionnel que personnel.

La vie
A 46 ans, quand je regarde derrière moi, je vois un jeune ambitieux qui veut brûler les étapes. Parfois cela me fait regretter de ne pas avoir su apprécier pleinement les bons moments, ceux où il existe une adéquation simple entre ce que l’on vit et ce à quoi l’on aspire. Aujourd’hui, je sais qu’il faut, en quelque sorte, vivre les choses comme elles viennent, progressivement, et ne pas forcément chercher à anticiper les événements. Adolescent, il faut profiter de cet âge et ne pas chercher à jouer les adultes. Etudiant, il faut se concentrer naturellement sur ses études. Puis, quand on se lance dans les affaires, la jeunesse se révèle un atout. On veut bien sûr dévorer le monde. Le manque d’expérience peut pourtant être aussi une faiblesse, surtout face aux anciens qui ont déjà affronté bon nombre d’obstacles. L’intelligence, je crois, n’est pas simplement une question de quantité de connaissances. Même si notre système scolaire est plutôt basé sur ce modèle, je suis convaincu qu’il faut développer une intelligence émotionnelle, celle qui grandit dans la cour de récréation, avec la famille, les amis. C’est cette part d’intelligence qui va distinguer plus tard ceux qui sauront mener des hommes, ceux qui auront ce sens inné de l’écoute et cette capacité d’emmener les autres dans un projet. Aux Advisory Board de la Harvard Business School et de l’EPFL auxquels je participe, comme dans la plupart des grandes universités, nous avons compris cela. Aussi, nous encourageons les étudiants à développer cette intelligence émotionnelle à travers des stages d’immersion dans les sociétés, des travaux en groupe ou la participation à des laboratoires d’innovation. En restant toujours ouvert et curieux, on peut effectuer de très belles rencontres qui aident à orienter votre vie. Mon expérience me fait citer immédiatement trois exemples. Il y a Patrick Aebischer, tout d’abord. Mon engagement dans l’EPFL doit énormément à la relation que j’ai avec lui, en tant qu’homme. Puis Bertrand Cardis, qui dirige les chantiers navals de Décision, et enfin George Duffield, cet Anglais venu présenter au Yacht-Club de Gstaad un film sur l’état pitoyable des océans. C’est après notre rencontre que, avec la fondation de la famille, nous avons décidé de nous investir pleinement dans la création de la réserve marine de Chagos, un projet devenu une référence au niveau mondial. En laissant vivre ses émotions, les rencontres et les projets viennent à vous. J’ai encore plein d’idées, certaines deviendront des entreprises, d’autres des fonds d’investissement, d’autres des activités philanthropiques. Je suis convaincu qu’il me reste encore plein de très belles choses à connaître, à vivre. J’attends juste qu’elles arrivent à l’heure dite, sans rien vouloir anticiper. Juste au bon moment. L’image que l’on me renvoie
Etre riche, même très riche, cela attire bien évidemment tous les projecteurs sur vous, et pas toujours pour vous mettre en valeur. Je ne veux pas prétendre être au-dessus de cela, mais je souhaite juste avertir qu’il y a un véritable risque à «taper» constamment sur les riches. On veut figer la redistribution des richesses? Je pense qu’il faut plutôt stimuler les entrepreneurs. On veut encore plus taxer les riches? Je pense qu’il faut les encourager à investir ici plutôt que de les voir quitter le pays. Et puis il ne faut pas dissuader tous ceux qui rêvent de devenir riches. Nous prendrions le risque de décourager et de perdre tous ces talents qui sont une force pour un pays. Face à ces réflexions, il y a malheureusement souvent des raccourcis faciles que l’on prend dans la presse. On s’amusait par exemple il y a quelques semaines en proposant aux lecteurs d’un journal du matin de comparer leur salaire à ce que pourrait être le mien. Cela relève d’une démagogie sans intérêt qui flatte les bas instincts et développe la jalousie, voire la haine de la réussite économique. Est-ce vraiment constructif de ne lire ou de n’entendre que des opinions sans aucun argument? Le monde des affaires
Mon père m’a transmis cette passion pour l’entreprise. Certes, il avait sa propre méthode, celle d’un «chef de tribu» en quelque sorte, qui fixait à ses managers les missions et les résultats à atteindre. Régulièrement, par exemple, il rédigeait des mémos, des lettres, plutôt, à ceux qui l’entouraient. Nous les appelions les «lettres aux 27», le nombre de leurs destinataires, le comité directeur et moi. Dans chacune – et il y en a eu 190 – il ne cherchait pas à faire la leçon mais à toujours motiver en utilisant des phrases fortes et des images. Je crois qu’il voulait atteindre directement leur cœur, c’était sa manière d’indiquer la direction qu’il voulait que l’on prenne avec lui. J’ai assez vite compris que sa succession à la tête de l’entreprise m’était destinée. C’était excitant mais aussi assez inconfortable, très impressionnant. J’ai choisi de tracer cependant ma propre voie pour me sentir prêt. Cela passait par l’obtention de mon MBA aux Etats-Unis. Mon père n’était pas enchanté de me voir partir aussi loin mais il ne m’a pas empêché. Quand je suis revenu de Harvard à 26 ans, il s’est révélé ouvert à mes idées et à mes initiatives pour Serono. S’est présentée alors une formidable opportunité, le résultat d’une belle compréhension entre deux personnes. Mon père travaillait plus de quatorze heures par jour chez Serono. J’étais bien placé pour voir les défauts de cette organisation et même le mauvais exemple qu’elle pouvait constituer. Tout le monde ne peut pas, physiquement déjà, supporter un tel rythme. Et je crois que personne ne doit imposer cela à ses équipes. Il leur manquerait tous ces éléments de la vie personnelle, de la vie familiale, qui sont nécessaires pour se construire et se sentir bien. Quand j’ai repris Serono, j’ai donc voulu opérer différemment avec le management. L’entreprise grandissait, les affaires devenaient plus complexes. Il fallait structurer. J’ai misé sur la délégation de responsabilités. Mon message était: «Empruntez votre chemin, prenez des risques. Vous ferez des erreurs mais vous apprendrez d’elles. Seulement, si je vois que vous commettez ces mêmes erreurs à nouveau, c’est que vous n’êtes pas à votre place.» Je crois à l’écoute, à la richesse du multiculturalisme que l’on retrouve, non seulement au sein d’une multinationale comme Serono, ou d’une équipe bigarrée comme celle d’Alinghi, qui était composée de plus de 20 nationalités différentes pour un groupe de 150 personnes, mais encore en Suisse, où les compétences et les différences des uns et des autres se font écho, se complètent et finissent par se sublimer. Pour distinguer les bons des mauvais, il faut prendre plusieurs avis, faire jouer ensuite son intelligence émotionnelle et la balancer avec son intelligence cartésienne pour prendre les bonnes décisions. Je veux faire pleinement confiance aux hommes qui m’entourent. Je sais pour cela qu’il faut leur donner la possibilité de croire en eux. Mes échecs (ou ceux que l’on voudrait m’attribuer)
Il y a bien sûr Serono. Mais la vente ne doit pas être considérée comme un échec. J’ai vendu en 2006, car je pensais que l’entreprise n’était plus, de par sa structure et sa taille, en phase avec ses défis à venir. Je ne me sentais pas investi d’une mission divine, celle de l’obligation de porter l’entreprise familiale toute ma vie à bout de bras et de la transmettre. Trop de gens se laissent accabler par des principes qui ne sont en fait pas les leurs mais ceux que d’autres ont projetés sur eux. Etre libre, c’est savoir s’en distancer. J’ai alors fait ce qui me semblait juste. Merck a racheté Serono pour disposer du meilleur de la biotechnologie qui existait à Genève. L’entreprise a doublé ses effectifs depuis, et les produits Serono sont ceux qui se vendent le mieux dans le groupe. Aujourd’hui, Merck a décidé la fermeture du siège de Genève. Je ne peux que le regretter et m’attrister de voir tant de collaborateurs de grande qualité se retrouver dans l’incertitude. Personne ne peut prédire l’avenir. Il y aura peut-être une dynamique qui va naître de cette mauvaise nouvelle. Des start-up peuvent éclore. Aujourd’hui je ne suis pas impliqué, mais si un projet intéressant devait se révéler, je serais certainement heureux de pouvoir y participer. Il faut laisser le processus se dérouler. Le temps de la reconstruction viendra. Le sport
Se mesurer à l’autre, physiquement, tactiquement et avec honneur, c’est certainement l’une des activités humaines les plus nobles. Les plus beaux combats de boxe, par exemple, se reconnaissent lorsque le respect mutuel que se portent les deux adversaires éclate presque autant que les coups qu’ils s’adressent. Au football, quand vous voyez comment un Ronaldo regarde un Messi dans la surface de réparation, tout est dit, il n’y a rien à ajouter. Le succès d’Alinghi est une de mes grandes fiertés, car j’ai retrouvé avec mon équipe toutes ces fortes valeurs. Nous étions tous en osmose, avec le même objectif. Ce qu’a fait Larry Ellison lors de la dernière Coupe de l’America en allant douze fois devant un juge pour détruire l’image de son compétiteur – en l’occurrence moi – cela ne ressemble plus au sport. C’est certainement pour cette raison que je ne suis plus en accord avec ce qu’est devenue cette compétition. Je crois que nous avons payé très cher le fait que nous n’ayons pas su bien expliquer notre projet et que nous nous sommes laissé embarquer dans une dynamique anglo-saxonne à laquelle il est difficile de résister. Parce que les Américains nous ont libérés pendant la Seconde Guerre mondiale, on continue de croire que la vérité vient toujours de chez eux. C’est une erreur. Si une banque comme UBS n’arrive pas à faire sa place aux Etats-Unis ou que le Conseil fédéral ne fait pas entendre sa voix, vous croyez sérieusement qu’Ernesto Bertarelli va y arriver? Alinghi n’avait aucune chance face à Oracle. Les tribunaux américains ont une vision de la justice qui leur est propre et savent faire preuve d’un patriotisme que nous, Suisses, avons de la peine à comprendre et dont nous ferions peut-être bien de nous inspirer parfois, plutôt que de céder à la tentation de l’autocritique et de l’autoflagellation… Cependant, si un jour un nouveau projet s’offre à moi, dans la voile ou dans une autre discipline, qui me ressemble et avec des concurrents dont je partage les valeurs, alors pourquoi ne pas me lancer… Ce que j’ai appris, c’est que quoi que vous fassiez, il faut accepter le fait d’être critiqué, à tort ou à raison, mais ce qui est important dans la vie, c’est de continuer à oser!
2006. Vend la biotech familiale Serono pour dix milliards de francs à l’allemand Merck. 2010. Crée une nouvelle société de gestion de fortune, Northill Capital avec sa soeur Dona. 2011. Double vainqueur de la Coupe de l’America, il remporte son sixième Bol d’or sur le Léman.
Photo: Stefano Gattini/Alinghi
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