Ce que j'ai appris: Eric de Turckheim, cofondateur et administrateur de Trafigura, numéro 3 mondial dans le négoce de pétrole et de minéraux.
Six personnalités romandes se prêtent pour Bilan à un exercice original : dévoiler ce qu’elles ont retenu de leur parcours exceptionnel tant sur le plan professionnel que personnel.

Bilan Singapour vient de mener une campagne de séduction auprès des acteurs du négoce présents à Genève. Où en êtes-vous dans vos projets de développement? Eric de Turckheim C’est une tempête dans un verre d’eau. La seule chose véridique est que Pierre Lorinet, le CFO du groupe, part s’installer à Singapour. Il devient le patron de la zone Asie, une zone considérable. La Chine représente plus de 50% de nos ventes de métaux et de minerais. C’est aussi la dernière région qui continue de construire des raffineries de pétrole.
B Avez-vous solutionné le problème de votre futur bâtiment aux Eaux-Vives? Est-ce que cela peut avoir une incidence sur votre développement sur Genève? EdT Au bout du compte, je pense que oui. Aujourd’hui, nos équipes sont réparties sur trois bâtiments dans deux sites différents. Il faudra que l’on trouve une solution, parce que ce n’est pas efficace.
B Et quel est l’avenir du trading en général à Genève? EdT Genève restera un centre important, quoi qu’il arrive. Le problème de tous ces grands centres, que ce soit Singapour ou Genève, c’est la disponibilité de personnel. Ce sont des métiers très spécialisés.
B Comment est née Trafigura en 1993? EdT A l’époque, nous étions tous employés par Marc Rich & Co (aujourd’hui Glencore) où nous avions tous des fonctions importantes. J’étais le directeur financier et Claude Dauphin venait de quitter le conseil exécutif. N’arrivant pas à trouver une solution acceptable à divers problèmes de gouvernance et de succession, nous avons décidé de partir.
B D’où vient le nom Trafigura? EdT Comme nous n’avions rien programmé, nous avions acheté deux coquilles vides détenues par des banques pour gagner du temps. L’une s’appelait Trafigura, l’autre Skydiver! Notre choix s’est naturellement porté sur Trafigura, un nom qui se prononce facilement dans toutes les langues.
B Est-ce que le modèle d’affaires de Trafigura a beaucoup évolué depuis? EdT Enormément. Quand vous êtes une start-up, vous êtes obligé de commencer sur des niches, pour arriver à générer des revenus rapidement qui couvriront les frais de fonctionnement. Nos niches étaient surtout sud-américaines. Aujourd’hui, nous sommes une entreprise mondiale avec 81 bureaux, dans plus de 50 pays.
B Qu’est-ce qui a favorisé le rapide démarrage de Trafigura? EdT Nous étions six partenaires et très rapidement nous nous sommes retrouvés une trentaine. C’était une période assez favorable pour démarrer. D’une part, le prix des matières premières était très bas avec notamment un baril à 10 dollars en 1999. D’autre part, beaucoup de pays, comme l’Argentine et le Pérou, privatisaient leurs ressources naturelles. Dès lors, de nombreux nouveaux acteurs avaient besoin de logistique et de gestion de risque de prix.
B Comment êtes-vous passé du statut de société de niche à celui de société globale? EdT Au moment de la faillite d’Enron, à fin 2001, il y a eu une accélération de la volatilité sur les matières premières. Cela a été le véritable tournant. Tous les acteurs ont été obligés de se repositionner par rapport à la matière première elle-même. Les grands producteurs ont commencé à désintégrer leur structure verticale, en vendant leurs installations de raffinage et leur distribution pour se concentrer sur la production. Cela a provoqué une explosion du nombre d’acteurs sur le marché. Et comme les prix sont très volatils, tout le monde s’est mis à fonctionner avec un niveau de stock minimum pour ne pas être exposé au prix. Cela a entraîné une évolution du rôle économique des grands négociants.
B Qu’entendez-vous par là? EdT Jusqu’au milieu des années 1990, ces derniers fournissaient essentiellement un service de marketing et de logistique aux grands producteurs ou consommateurs. Or, ils sont devenus ceux qui aujourd’hui sont au cœur de l’équilibre entre l’offre et la demande. Comme ils sont capables d’avoir des stocks importants à travers le monde, ils peuvent livrer au marché à tout moment. Notre rémunération vient essentiellement de ces écarts de prix qui se créent au niveau géographique chaque fois qu’il y a une variation entre l’offre et la demande. Sans spéculer, les risques de prix étant toujours couverts, Trafigura et ses confrères contribuent à l’ajustement constant de l’offre et la demande.
B Ce sont les capacités de stockage qui sont désormais déterminantes? EdT Effectivement. Nous louons des capacités de stockage dans les pays développés où la consommation de matières premières stagne. Et à l’inverse, nous avons investi en capacité de stockage dans les pays émergents. Comme par exemple au Guatemala où nous avons construit notre premier terminal en 1996. Cela a été l’émergence de notre filiale Puma Energy, qui est aujourd’hui l’une des dix plus grandes sociétés du monde en capacité de stockage pour le pétrole.
B L’introduction en bourse de Puma Energy est-elle toujours d’actualité? EdT Ce sera au management du groupe de décider quelle est la meilleure stratégie. Nous avons toujours été de l’avis qu’un outil industriel pouvait faire l’objet d’une IPO, contrairement à une société de négoce. Il faut savoir que l’actionnariat de la société est 100% en mains des employés actifs du groupe. Aujourd’hui, il doit y avoir plus de 700 actionnaires. La valorisation de ces actions se fait directement sur la base de la valeur comptable du groupe. Il n’y a pas de multiplicateur. C’est simplement le total des fonds propres divisé par le nombre d’actions. La valeur des actions d’un collaborateur est fixée sur la base de la valeur comptable le jour de son départ et elle est payée sur les quatre ans qui suivent.
B Vous annoncez 122 milliards de dollars de chiffre d’affaires, c’est phénoménal! A quoi cela correspond-il? EdT C’est du vrai chiffre d’affaires physique. Nous bougeons environ 2,5 millions de barils par jour. Si vous ajoutez ce que déplacent Vitol et Glencore, cela dépasse la production quotidienne de l’Arabie saoudite. Sur le marché, il n’y a pratiquement plus de sociétés de taille moyenne.
B Avez-vous un truc pour déceler l’évolution des marchés? EdT Il n’y a pas d’astuce. Mais il est vrai que les matières premières sont devenues un produit d’investissement pour les marchés financiers alors qu’auparavant seuls l’or et l’argent l’étaient. Cela a changé la façon dont les prix se structurent. Ce n’est plus l’offre et la demande physiques qui déterminent les prix, mais l’ensemble du marché. Il y a quelques années, nous avons créé Galena, un hedge fund important dans le domaine des matières premières qui gère plus de 2 milliards de dollars d’actifs. C’est un outil fondamental pour la recherche sur le prix des matières premières et sur la structure des marchés.
B Comment choisissez-vous vos proches collaborateurs? EdT La majorité de nos collaborateurs sont formés à l’interne avec des programmes sur trois ans. A l’externe, nous recrutons des professionnels soit de banques ou de sociétés productrices qui veulent se développer dans le négoce. Il y a relativement peu de transferts de managers d’une société de négoce à une autre, vu que les cadres sont souvent intéressés comme actionnaires.
B Pourquoi avoir créé une Fondation Trafigura? EdT La société et son personnel ont toujours été impliqués dans des activités caritatives. Cela fait partie de la culture de la société. L’objectif de la fondation était de structurer notre approche au niveau mondial et pouvoir s’engager sur des projets à moyen et à long terme. Après un sondage auprès de l’ensemble de nos collaborateurs, les thèmes du développement durable (intégration sociale, éducation et environnement) ont été définis.
B De quel budget dispose-t-elle? EdT Son budget annuel actuel s’élève à 9 millions de dollars, avec un minimum annuel de 3 millions de dollars pour les cinq prochaines années, cela pour couvrir les engagements à long terme. Cela en fait une des plus grandes fondations d’entreprise à l’échelle européenne. Gérée depuis Genève, elle est dotée d’une équipe de quatre personnes, dirigée par Vincent Faber. Moi-même, je consacre près d’un tiers de mon temps à la fondation.
B Quelle est votre vision de la philanthropie? EdT Nous sommes guidés par notre culture d’entrepreneur. Nous sommes là pour résoudre durablement un ou plusieurs problèmes. Aussi bien avec les ONG qu’avec les entrepreneurs sociaux, nous analysons systématiquement le projet, son impact social, sa structure de coûts, ses sources de revenus. Lorsque c’est pertinent, nous les aidons à sortir de la dépendance aux dons en essayant de développer des approches génératrices de revenus qui leur permettent d’avoir une base de revenus et un modèle de développement stable.
B Donnez-nous un exemple de projet? EdT Il y a un très beau programme avec une ONG française qui s’appelle Initiative Développement, active dans la province du Yunnan en Chine. Nous finançons l’installation dans les zones rurales de réservoirs pour récupérer les excréments animaux et humains. Le biogaz produit est utilisé pour s’éclairer et se chauffer. Près de 2000 familles arrêtent d’utiliser du bois ou du charbon de bois. L’hygiène de vie est nettement améliorée. Et l’impact économique est considérable pour ces familles.
B Avez-vous également des actions en Suisse romande? EdT Effectivement, surtout sur Genève. Nous soutenons par exemple le Bateau Genève, l’association Camarada, le Conservatoire populaire de musique pour «l’orchestre en classe» et quelques autres. Nous sommes principalement actifs dans le domaine de l’intégration sociale, de la lutte contre la précarité et de l’accompagnement à la réinsertion.
B Qu’avez-vous appris du monde des affaires? EdT Rien de plus que dans la vie normale. Il faut cultiver certaines valeurs telles que la discipline, le respect de l’autre, et une vision à long terme. Ceux qui ne les cultivent pas ne seront pas dans le bon train.
B Et d’ici à dix ans, voyez-vous des grands changements? EdT Dans dix ans, les matières premières resteront fondamentales dans l’économie mondiale. La question est de savoir jusqu’où ces grands groupes de négoce peuvent croître. Leur croissance peut être limitée par leur capacité financière. Ou alors il faudra que l’on change le modèle économique de façon à pouvoir remplir le même rôle sans stocker des quantités physiques aussi importantes.
1975. Décroche un doctorat en économétrie à l’Université de Paris. 1993. Fonde la société Trafigura avec cinq autres employés de Marc Rich & Co. 2009. Se retire de l’opérationnel et se consacre au développement de la Fondation Trafigura.
Crédit photo: Lionel Flusin
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