«La Presse» en passe de gagner le pari de l’information numérique gratuite
En deux ans, le quotidien montréalais a créé 80 emplois et réussi à faire passer 60% de ses recettes publicitaires du journal papier à la version gratuite pour tablettes. Décryptage d’un modèle d’affaires innovant.

Le journalisme n’est pas condamné à agoniser lentement sur l’autel de la baisse des coûts, initiée par des éditeurs en panne d’imagination face au développement de l’information gratuite sur Internet. La bonne nouvelle nous vient de Montréal où un quotidien né en 1883 est en passe de gagner son pari de proposer une information enrichie adaptée aux supports numériques. La Presse+ , l’édition numérique gratuite pour tablettes du journal La Presse , a fêté ses deux ans le 18 avril et une équipe renforcée, comptant désormais quelque 300 journalistes, a pris possession fin mai de sa nouvelle salle de rédaction dans l’entresol entièrement réaménagé de ce qui fût en 1955 le premier édifice industriel construit en aluminimum au Canada, là où pulsaient les grosses machines de l’imprimerie.
Dans l’entrée du 7 de la rue Saint Jacques, en bordure du vieux Montréal, les lourds caissons de bois ouvragés du plafond rappellent l’histoire plus que centenaire de ce journal. Histoire qui va se poursuivre grâce à une stratégie de tranformation numérique que Guy Crevier, président et éditeur de La Presse , n’a pas hésité à qualifier d’ « unique au monde » dans son article de bilan des deux premières années de cette expérience à tout le moins originale.
Refuser la spirale à la baisse
L’originalité tient au pari lancé par cet éditeur : « Trouver une autre stratégie d’entreprise que la simple réduction des coûts et la spirale à la baisse de la qualité qui permet tout au plus aux journaux papier de gagner du temps sur la voie du déclin » , comme le raconte Eric Trottier, rédacteur en chef et éditeur adjoint de La Presse. Reste qu'il y a d'abord bien eu une baisse des coûts en 2009, au plus fort de la crise économique mondiale.
Comme nombre d’entreprises nord-américaines, Gesca, la filiale de Power Corporation au Canada qui détient La Presse, «garantit le versement des retraites d’un fonds de pension à prestations définies », rappelle Eric Cottier. Un piège redoutable pour les sociétés actives dans un secteur en pleine restructuration industrielle avec baisses d’effectifs, comme l’est la presse écrite. En 2009, exit donc la longue tradition de la semaine de quatre jours pour les journalistes : tout le monde passe à cinq jours de travail hebdomadaires. Pas question toutefois de licencier une main-d’oeuvre syndiquée, et par là même protégée au Québec.
Surtout, l’éditeur prend ses responsabilités d’entrepreneur et cherche un modèle d’affaires viable, tout en annonçant à la rédaction que « toutes les économies réalisées ne serviront à rien et que le journal mourra à terme si l’on ne change rien. », explique Eric Trottier. « Dès janvier 2010, alors même que la première tablette d’Apple n’est pas encore disponible pour le grand public, il décide de se préparer à offrir gratuitement une information enrichie grâce aux nouvelles possibilités offertes par les tablettes numériques et de proposer aux annonceurs d’insérer des publicités elles aussi repensées pour bénéficier des potentialités de ce nouvel outil.» Des annonceurs qu’il sera crucial de convaincre puisque la publicité est censée à terme financer en totalité l’information.
Intéresser les lecteurs et les annonceurs
L’idée semble simple, voire un brin utopique alors que bien des éditeurs européens et américains n’ont jamais réussi à rentabiliser leurs sites Internet, dans l’impossibilité où ils se sont trouvés de facturer les publicités en ligne au même prix que sur papier. Logique : qui n’a pas attendu avec impatience l’écoulement des 15 secondes fatidiques avant de pouvoir enfin fermer l’encart publicitaire qui s’impose sur l’article qu’on souhaite lire en ligne ? Un énervement peu propice à la réception du message publicitaire, voire à effet répulsif…
Guy Crevier, lui, demande à la rédaction de La Presse d’imaginer le journalisme enrichi qu’elle aimerait pouvoir pratiquer. Eric Trottier et la nouvelle rédaction en chef qu’il vient de constituer visitent des confrères en Amérique du Nord et en Scandinavie pour s’inspirer de ce qui se fait ailleurs. Mais ailleurs, ce qu’ils rêvent de mettre en place n’existe pas : alors ils l’inventent. Avec d’autant plus de motivation que leur éditeur a embauché une solide équipe de développeurs chargés non seulement de mettre en forme tous les ajouts possibles à l’information souhaités par les journalistes, mais aussi d’aider les agences de publicité à concevoir de nouvelles formes d’annonces que les lecteurs auront plaisir à ouvrir et non plus à subir.
Eric Trottier reconnaît toutefois que « quand le projet a été lancé, il a fait peur à tout le monde dans l’entreprise » , même si « en tant que journalistes, nous voyions bien que les industries de la musique, de la photo, de la video avaient fortement changé ces dernières décennies alors qur la plupart des journaux ressemblaient à ceux des années 50. » Tant qu’à changer, autant le faire pour le mieux : « Nous mené des séances de réflexion pendant 18 mois pour arriver à la conclusion qu’il nous fallait être les meilleurs sur toutes les niches de l’information avec de très bons journalistes. » Et de demander en 2012 « l’embauche de 100 journalistes supplémentaires : j’avais besoin de plus de reporters, de graphistes, de metteurs en pages pour concevoir l’offre pour la tablette. »
Le but était également de séduire puis fidéliser des lecteurs trentenaires. Objectif atteint : depuis le lancement de La Presse + en avril 2013, « la moyenne d’âge du lectorat est passée de 51 à 40 ans » . Les jeunes journalistes récemment embauchés n’y sont pas pour rien, qui suivent, entre autres, la musique actuelle et les nouvelles technologies. En outre, tout article sur un nouvel album passe sur La Presse+ enrichi d’un extrait musical, tandis que les critiques de films sont accompagnées de la banque annonce, les reportages de photos défilantes ou de vidéos et les sujets de politique internationale de cartes interactives. Une nouvelle rubrique « Pause », proposée le dimanche, entend aider « les jeunes familles à résoudre les problèmes du quotiden », avec des sujets santé, famille, ou déco.
Les publicités ont été conçues pour un lectorat ayant une longue pratique des jeux vidéo : comme le « journal » défile sur la tablette à la commande du doigt, nul n’est tenu de s’arrêter sur une page de pub. D’où un travail créatif sur les visuels : une première image d’appel - tel un animal pour ce qui se révèlera être une publicité pour voiture - incite à découvrir une deuxième image avec possibilité de cliquer sur différents éléments, voire – en cas d’intérêt – d’accéder au site de l’annonceur. Ledit annonceur disposant de statistiques fiables sur le nombre de personnes ayant visionné la première image, la proportion de celles ayant poussé la curiosité jusqu’à ouvrir le deuxième visuel et le nombre de visiteurs du site Internet de sa marque.
Résultats probants
Autant d’efforts qui portent leurs fruits : « En moyenne, près de 500 nouvelles tablettes téléchargent l'application chaque jour, ce qui en fait un des rares médias en croissance. » , affirmait l’éditeur à l’occasion de l’anniversaire des deux ans de la formule numérique, entretemps également disponible sur Androïd. « Le temps moyen passé chaque jour de la semaine à la lecture de La Presse+ est de 42 minutes, et même 60 minutes le samedi et le dimanche, jours où nous proposons plus de reportages et de dossiers. », souligne Eric Trottier.
Quelque 1300 annonceurs sont déjà présents sur la version tablette et paient « un prix très proche que celui de la publicité sur papier. » Le rédacteur en chef peut ainsi se féliciter d’avoir réussi en deux ans à transférer « quelque 60% des revenus publicitaires du journal papier aux supports numériques. » De quoi envisager « la totale suppression de la version papier à court terme ». Or, en 2010 cette version imprimée du journal et sa distribution coûtait encore quelque 80 millions CAD (environ 60,5 millions CHF) par an à l’entreprise alors que le développement de la version numérique a coûté quelque 40 millions CAD (un peu plus de 30 millions CHF), d’après une estimation du journal Le Soleil publiée en mai.
Le modèle d’affaires comprend aussi la vente de la formule à d’autres journaux. Une entente signée en novembre avec le Toronto Star , le plus grand quotidien anglophone du Canada et journal le plus lu du pays devant La Presse prévoit ainsi le développement d’une édition numérique pour tablettes basée sur la même plateforme technique que celle de La Presse+. « Notre pari sera tout à fait gagné - estime Eric Cottier - quand plusieurs journaux prendront le même chemin, incitant les agences de publicité à multiplier les annonces spécialement conçues pour tablettes et smartphones. ».
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