Les escort girls envahissent Genève
La prostitution est en pleine expansion dans la capitale protestante. En cause: la libre circulation des personnes, ainsi que la crise. Enquête dans le business des agences d’escortes.

Décembre dernier, Hôtel Kempinski à Genève, soirée des 300 plus riches de Bilan. Le moment était à la fête, entre gens de fortune et de condition. Au-dehors, pourtant, l’heure était celle des Indignés, campant dans les parcs et à la une des médias. Aussi, craignant qu’ils ne s’invitent à la fête, Bilan avait engagé des agents de sécurité chargés de repousser les éventuels intrus. L’aveu ne sera sans doute pas retenu contre nous: nous avions tout faux. Ce soir-là, en effet, le péril n’avait pas l’allure négligée des pourfendeurs du grand capital. Tout au contraire, il portait beau, robes divisées par deux, bas résilles et talons aiguille. Des escort girls refoulées par wagons, qui avaient flairé l’occasion de rallonger leurs effets. Le phénomène n’avait rien de singulier. Depuis quelques mois, la prostitution élégante fait rougir la Cité de Calvin et blêmir les palaces qui ne savent plus s’ils doivent ou non fermer les yeux. Certains hôtels ont engagé des budgets sécurité pour refouler les filles qui tapent l’incruste. D’autres estiment que la complaisance d’une partie de leur clientèle à l’endroit des courtisanes doit être entendue. Quoi qu’il en soit, les premiers viennent de faire appel à la police pour chasser les jupons indésirables – en conservant l’anonymat, tant le sujet est tabou. Les chiffres, eux, sont éloquents: cette année, 42 agences d’escortes sont recensées à Genève, contre 22 seulement trois ans plus tôt. Soit 600 à 700 prostituées annoncées. «Mais toutes ne sont pas actives, car beaucoup d’entre elles ne se désannoncent pas lorsqu’elles quittent le canton, explique le porte-parole de la police genevoise, Patrick Pulh. Sur le total des prostituées recensées à Genève, soit 4200, on estime qu’un quart seulement sont en activité.» Pour autant, le chiffre est conséquent et ne cesse d’augmenter. C’est le cas aussi des salons de massage, qui représentent trois quarts des rapports tarifés: Genève en compte 109 à ce jour, soit une augmentation de 40% par rapport à 2010. La prostitution étant légale et le délit de proxénétisme inexistant à Genève, ce recensement existe depuis 1948. «Nous sommes un peu le syndicat des prostituées, poursuit Patrick Pulh. On empêche les réseaux mafieux, on freine le dumping, on assure la protection du marché et de leurs conditions de travail.» Jusqu’à un demi-million de francs par an
Pour autant, ce n’est pas l’avant-gardisme de cette loi qui attire tapineuses et call-girls, mais bien les accords bilatéraux et leur corollaire, la libre circulation des personnes. Quand on y rajoute une crise majeure, la messe est dite. Nombreuses sont donc les filles, de France (28% de hausse depuis 2005), d’Allemagne, d’Espagne et des ex-pays de l’Est à venir s’installer à Genève pour de courtes périodes, le temps de remplir leur porte-monnaie… Un ballet coquin qui met le marché de la prostitution sens dessus dessous, casse les codes et fait baisser les prix. Car c’est bien de cela qu’il s’agit: si la demande est constante, l’offre, aujourd’hui, est pléthorique. Et sur le marché du luxe comme de la rue, beaucoup se plaignent d’une baisse de leurs revenus. Sur les 42 agences recensées, une dizaine se partagent la part du lion, avec des tarifs qui commencent à 800 francs l’heure pour atteindre environ 3000 francs la nuit et jusqu’à 6500 pour un week-end, des prix sur lesquels l’agence prélève en moyenne 35% de commission. Certaines agences pratiquent aussi plusieurs barèmes en fonction des qualités physiques des filles. Est-ce suffisant pour tourner? Largement, répondent certains observateurs du milieu, qui estiment que les bonnes agences peuvent gagner jusqu’à un demi-million par année une fois les filles, la TVA et les impôts payés, même si dans le milieu il est de bon ton de pleurer misère. Hôtel La Réserve, en compagnie de Leyla Castaldi, patronne des agences Elégance et Elle & Lady (une trentaine de filles au total). A 38 ans, cette jeune mère, ex-escorte et ancienne responsable marketing, met tout son cœur et son énergie dans un business qui, de son propre aveu, l’a aidée à se relever d’une rupture amoureuse. Fière, sans tabous ni complexes, elle raconte ce métier qu’elle décrit comme valorisant. Son téléphone sonne, c’est un client fraîchement arrivé de Dubaï qui souhaite une heure de plaisir. Une fois ses critères de sélection établis, Leyla Castaldi lui proposera les services d’une Allemande, dans une des deux garçonnières de l’agence. Affaire conclue, 800 francs seront encaissés pour une heure. Une grosse somme pour le client, pas tellement pour la fille, une fois pris en compte les frais de voyage, de nourriture et d’hébergement, et le temps passé à attendre.
«Il est vrai qu’il y a encore quelques années les agences ont énormément gagné. Mais il faut se battre, c’est ce que je fais, et je ne peux pas me plaindre», affirme Leyla Castaldi, qui refuse de divulguer son chiffre d’affaires mais concède toutefois que sur le marché l’offre est supérieure à la demande. «Je peux recevoir jusqu’à 50 appels par jour de postulantes, dans leur grande majorité des Françaises, notamment suite à des émissions de télévision ou des articles de presse. La crise pousse de nombreuses femmes à tenter leur chance.» L’agence travaille avec des personnes venant des quatre coins d’Europe et selon un agenda planifié d’avance. Mais aussi en organisant des rencontres dans d’autres capitales, hormis la France et l’Italie. Pour fonctionner, une agence n’a théoriquement besoin que d’un téléphone et d’un site internet. Mais la clé du succès réside dans le positionnement sur la Toile, autrement dit la garantie de se trouver en première ligne sur les moteurs de recherche. Pour cela, la patronne d’Elégance paie cher. «J’ai aussi un photographe pour m’assurer l’uniformité artistique des clichés, un chauffeur pour les filles ainsi que deux garçonnières destinées à la clientèle et une troisième réservée pour les filles de passage à Genève.» Intervention Un policier contrôle l’identité d’une prostituée. «En pleine décrépitude!»
Atmosphère feutrée d’un salon de massage à proximité de la gare. Il se fait appeler Marc, il est Genevois, responsable d’un groupe qui gère plusieurs salons de massage et une agence d’escortes, Geneva Models. Pour lui, l’affaire est entendue: «L’industrie du sexe à Genève est en pleine décrépitude! Auparavant, nous bénéficiions d’une situation de monopole. Maintenant que d’autres acteurs se sont invités sur ce marché, les prix chutent. En quelques années, le bassin de recrutement s’est considérablement élargi.» Ce jour-là, dans un de ses salons, cinq jeunes femmes s’ennuient ferme devant la télévision en attendant le chaland. Quand ce dernier arrive enfin, c’est pour décliner l’offre – 400 francs l’heure, trop cher. En trois heures, quatre clients seront entrés sans «consommer». Un jour de poisse, à en croire Mélanie, une Portugaise de 29 ans: «Entre le salon et les sorties comme escorte, je gagne entre 6000 et 12 000 francs par mois.» – «Tu as de la chance, lui rétorque Roxane, une Belge du même âge. Moi je tourne autour des 2000 francs.» Le patron, qui n’a rien du proxénète de la filmographie traditionnelle, semble lui aussi accuser un méchant coup de blues. Car à ce flux incontrôlé s’ajoute un autre problème: la prolifération des agences en Slovaquie, en Roumanie ou en Bulgarie. Même la clientèle locale (hommes d’affaires, managers, professions libérales), qui représente grosso modo 50% de la clientèle des escortes, en a découvert les attraits: des tarifs divisés par trois ou quatre, «et pour ce prix des bombes atomiques», résume le patron. A ce tarif, les clients n’hésitent pas à payer aux escortes leur billet d’avion pour Genève: ils sont encore gagnants. Concurrence Les filles viennent surtout de France, d’Allemagne, d’Espagne et des ex-pays de l’Est. Un leurre dangereux
Féroce, donc, la concurrence. Même un patron de cabaret nous confiera dans l’anonymat que les escortes et les salons de massage lui font de l’ombre, quand bien même il refusera d’admettre, pour la forme, que ses artistes se prostituent après leurs heures de travail. Et si l’action conjuguée de la crise et de la libre circulation était encore amplifiée par les médias qui, en banalisant la prostitution, laissaient entrevoir à des filles en manque de repères des lendemains à la Pretty Woman? C’est en tout cas l’avis du patron de Geneva Models, auquel se heurte le silence embarrassé des jeunes femmes. Elles qui, tout à l’heure, prétendaient avoir pris une revanche sur les hommes en embrassant la prostitution et, mieux, en avoir tiré une force morale. Pour Marc, c’est un leurre que les occasionnelles pourraient payer cher: «Les escortes doivent cesser de se prendre pour des princesses. Qu’elles soient en tailleur Dolce & Gabbana et qu’elles ne multiplient pas les passes quotidiennes ne change rien au fait qu’elles sont des prostituées. Il vaut mieux s’en rendre compte avant de franchir la barrière. Car il est difficile de faire machine arrière, et la plupart des filles qui quittent le métier y reviennent.» A cause d’abord d’une addiction à l’argent, selon ce drôle de proxénète qui prend d’une main ce que l’autre déplore. Ainsi, la séduisante universitaire serait bel et bien un mythe: si quelques-unes se prostituent de temps à autre, beaucoup d’escortes sont des mères célibataires ou des femmes mariées, plus souvent criblées de dettes que filles à papa amorales, davantage coiffeuses, esthéticiennes ou employées de bureau qu’avocates ou médecins. «Et puis c’est une activité extrêmement désocialisante, estime Marc. Il faut mentir à son entourage ou s’en exclure en l’avouant. Je fais ce métier ouvertement depuis dix ans. Je vois encore mes amis en face-à-face, mais ils ne m’invitent plus aux barbecues du dimanche en famille!» Un franc-parler sans illusions qui, s’il pouvait servir une cause, serait de «casser les clichés qui dépeignent la prostitution comme un eldorado sans contrepartie pour les uns, ou comme un monde à la Zola pour les autres». Mais l’opinion du proxénète devant celle de la prostituée ne pèse pas lourd: «Ce travail, c’est jouer plusieurs rôles, témoigne Roxane. C’est apprendre à devenir une séductrice en gagnant l’assurance d’une Sharon Stone. Et d’une certaine manière, ça colmate les blessures qu’on porte en soi.» Mirage sans doute, que tant d’autres poursuivront encore, marché saturé ou non. Avec le rêve de s’en sortir, si ce n’est de s’enrichir. En un sens, Bilan n’avait pas tort en craignant que les indignés de la crise ne gâchent la fête. Si ces derniers en blâmaient les causes, celles que Bilan refoulait souhaitaient fuir ses effets.
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Crédits photos: Fred Merz/Rezo, François Wavre/Rezo
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