Le blanchiment, cette épine qui agace l’art
Les activités criminelles font courir des risques légaux, financiers et de réputation aux acteurs du marché de l’art suisse. Nombre d’entre eux appellent à plus d’autorégulation.
L’art soulève des passions. Mais aussi des interrogations, tant il est vulnérable face à des desseins criminels. Les caractéristiques de son marché sont séduisantes en effet pour des activités comme le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme: des biens de haute valeur faciles à déplacer, une nature internationale, une culture de la confidentialité, et un manque de régulation propre à l’art.
En 2015, le marché de l’art mondial était estimé à plus de 63 milliards de dollars, selon Arts Economics. Plus de la moitié provenait des marchands d’art et de ventes privées, le reste étant généré par des salles de vente. Si la Suisse représente seulement 2% du marché total, elle compte surtout 10 ports francs (de gigantesques garde-meubles échappant au fisc) qui abritent 1,2 million d’œuvres d’art et possèdent plus de 200 zones sans frais de douane.
Genève, épicentre du marché suisse de l’art, est le foyer de l’un des plus grands ports francs du monde. Mais ces dernières années, elle a été touchée par plusieurs scandales: l’affaire Yves Bouvier, des œuvres d’art apparemment achetées avec de l’argent sale via le fonds malaisien 1MDB, un trafic de biens culturels syriens, et la piste des «Panama Papers» qui a mené à une perquisition aux Ports Francs de Genève révélant une peinture de Modigliani prétendument volée. La communauté artistique, dans cette ville de banquiers privés et de traders, essaie désormais de prendre ce marché au sérieux dans le but de protéger le domaine de l’art et sa réputation.
En 2015, une initiative baptisée «Responsible Art Market» (RAM) a été lancée par la Fondation pour le droit de l’art et le Centre du droit de l’art à Genève qui a été soutenue par de nombreux acteurs du secteur, son but étant de renforcer les vérifications et les pratiques de conformité. Ses principes sont: comprendre les risques, les évaluer, connaître le client, être attentif aux mauvais signaux, se renseigner sur l’œuvre elle-même, comprendre la nature de la transaction, tenir des registres, suivre les processus et respecter la loi.
Partenaire chez Lalive, un cabinet d’avocats basé à Genève, Sandrine Giroud dirige la Fondation du droit de l’art à Genève et a contribué à la mise en place de cette initiative: «La vaste majorité du marché de l’art est réalisée correctement et il n’y a pas plus de blanchiment d’argent que dans les autres marchés, affirme-t-elle. Malheureusement, quelques mauvais exemples peuvent entacher la réputation de toute l’industrie. Il existe des risques légaux, financiers ainsi que de réputation pour toutes les entreprises artistiques, les conseillers et les services auxiliaires associés à ce secteur.»
Le cadre légal suisse - -
Ursula Cassani, professeur à l’Université de Genève, explique que cette autorégulation vient compléter le cadre légal déjà existant. Des règles préventives sont définies depuis 1997 dans la loi sur le blanchiment d’argent (LBA), qui touche principalement les acteurs financiers. Mais elle concerne aussi les principales salles d’enchères et d’importants marchands d’art car ils peuvent se retrouver impliqués dans des transactions où ils agiraient comme des intermédiaires financiers.
A cela s’est ajouté en 2016 une modification de la LBA qui s’applique aux marchants de biens (œuvres d’art, voitures, bijoux, propriétés immobilières, etc.) pour toute transaction de plus de 100 000 francs en liquide. Ces derniers ont désormais l’obligation d’identifier la partie contractuelle, le bénéficiaire final de la transaction et d’établir une documentation. Cependant, ces vérifications ne sont pas exigées si la transaction se fait sous une autre forme. Ainsi, si 100 000 francs sont payés en cash et le reste via un compte bancaire, la LBA ne s’applique pas, remarque Ursula Cassani.
De plus, des régulateurs suisses notent que cette règle a peu d’effet si, par exemple, des transactions artistiques sont divisées en des propriétés fractionnées qui ont chacune une valeur déclarée inférieure au seuil demandé.
Ce changement a-t-il conduit le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent à détecter davantage d’activités de blanchiment d’argent dans le domaine de l’art? Difficile de répondre. «Une année, c’est une trop courte période pour réellement voir les effets de ces nouvelles lignes directrices», affirme Lulzana Musliu, porte-parole de l’Office fédéral de la police.
Riccardo Sansonetti, chef de la section criminalité financière auprès du Secrétariat d’Etat aux questions financières internationales (SFI), relève que «prévenir le blanchiment d’argent dans l’art est important, comme dans chaque secteur. Les directives issues de l’iniative RAM montrent que le secteur privé désire une pratique irréprochable et que c’est une industrie relativement mature qui fait des efforts pour sensibiliser ses acteurs à ce problème.»
Deux rapports récents se sont notamment penchés sur la situation suisse. En 2015, la Confédération a procédé à une grande évaluation nationale des risques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme dans le pays. Basée sur les standards antiblanchiment de l’OCDE, elle a reconnu certaines vulnérabilités du marché. De son côté, l’OCDE a publié une étude en décembre 2016 sur les mesures antiblanchiment de la Suisse indiquant que la législation et les mesures réglementaires mises en place pour les ports francs étaient conformes aux standards internationaux.
Cependant, ce rapport soulève aussi que «ces mesures de précaution s’appliquent seulement aux achats de biens en argent liquide. Ils ne peuvent établir aucune transparence globale dans le marché de l’art, ce qui pourtant est manifestement indispensable. Des mesures seraient donc nécessaires pour assurer une plus grande transparence de la part de toutes les parties concernées.»
Une transparence indispensable mais compliquée - -
Selon les experts interrogés, le secteur a tout intérêt à collaborer avec les autorités car les marchands d’art peuvent se montrer très utiles dans ce combat. «Parfois, ces vendeurs en savent plus sur leurs clients que des banques réputées. C’est pour cela qu’ils doivent être vigilants», explique Jean-Bernard Schmid, procureur au Ministère public genevois. Lorsqu’ils ignorent certains signaux, comme la disparition de factures, ils deviennent responsables parce qu’ils ont permis à des fonds provenant de revenus illégaux d’entrer dans l’économie dite légitime.
Le durcissement des règles dans la finance a aussi des répercussions, comme le dit Ralph Wyss, associé spécialisé dans les services financiers chez Deloitte: «Le risque pour le marché de l’art d’être abusé par des criminels est en train d’augmenter puisqu’il peut au moins partiellement fournir une alternative à l’industrie des services financiers qui est aujourd’hui très surveillée.»
Les assureurs, qui forment une part critique dans la chaîne d’approvisionnement, s’accordent sur le besoin de clarté. «Plus nous connaîtrons l’offre totale du marché et des chaînes de distribution, mieux nous pouvons gérer les besoins et les risques liés à l’industrie», explique Lawrence Shindell, président d’Aris Title Insurance, basée à New York. Le défi est d’obtenir la transparence des transactions tout en protégeant les intérêts légitimes en ce qui concerne la sphère privée, ajoute-t-il.
D’importants cabinets d’avocats ainsi que des institutions financières peuvent se faire rattraper – et ils le sont régulièrement – dans ce genre de transactions. «L’utilisation de l’industrie internationale de l’art pour blanchir de l’argent est réelle, observe Lawrence Shindell. Le problème est probablement plus important que certains observateurs veulent bien l’admettre.» Les risques légaux et de réputation sont disproportionnellement élevés puisqu’ils peuvent surgir de n’importe quelle transaction.
Tant que les acteurs ne s’attaqueront pas au problème du blanchiment d’argent de façon concertée, il y aura peu d’impact sur cette pratique, ajoute-t-il, parce que l’information est trop fragmentée. Il est nécessaire de rassembler et de croiser les informations (source des fonds, propriété...) entre toutes les parties concernées, c’est-à-dire le secteur financier, les assureurs de propriété, les firmes logistiques et les autorités douanières, suggère-t-il.
Riccardo Sansonetti, du SFI, souligne aussi la difficulté de récolter des données aux niveaux national et international dans le milieu de l’art. Il existe en effet de réels défis pratiques en termes de régulation transfrontalière, par exemple pour établir la propriété d’une œuvre quand différentes juridictions sont concernées. «Nos compétences s’arrêtent aux frontières politiques. Même nos opérations à l’intérieur du pays réclament une coopération entre les cantons», complète le procureur genevois Jean-Bernard Schmid.
Ports francs: de l’ombre à la lumière - -
Ce qui échappe également aux autorités, ce sont les ports francs. Un rapport publié en 2014 par Laurent Crémieux, du Contrôle fédéral des finances, relève un certain laxisme: «Les bureaux de douane ont eu trop d’autonomie concernant l’art et les contrôles d’activité à l’intérieur des ports francs et des entrepôts. Mais nous avons aussi relevé de bonnes pratiques, il faut qu’elles deviennent la norme.» Un nouveau rapport du Contrôle fédéral des finances est attendu pour 2018, qui devrait aller dans ce sens.
A leur décharge, il faut signaler que des ports francs ont commencé à s’ouvrir. Ainsi, les Ports Francs de Genève ont adopté plusieurs mesures. Membre du conseil d’administration de cette entreprise et avocate, Marie Flegbo-Berney pointe la mise en place en 2016 d’un audit indépendant pour contrôler systématiquement tous les objets archéologiques entrant sur le site, mais aussi une série d’initiatives pour restreindre et maîtriser l’accès au site. Comme la mise en place cette année d’un système d’identification biométrique.
De plus, à la suite de la modification de la loi sur les douanes suisses entrée en vigueur en janvier 2016, tout dépôt de «biens sensibles» (et donc d’œuvres d’art ou d’antiquités) aux Ports Francs de Genève doit impérativement faire mention du nom du propriétaire final. Un inventaire est ensuite fourni aux administrations douanières. Les procédures de contrôle des clients potentiels ont aussi été améliorées: désormais, les informations sur les clients et les propriétaires sont vérifiées à l’aide de bases de données nationales et internationales, avant d’ouvrir les accès aux services de l’entrepôt.
L’autorégulation, si elle est suivie judicieusement, est bénéfique pour le marché de l’art. Indépendamment des millions et des passions que ses ventes déclenchent, les autorités doivent veiller à rester vigilantes.
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